Les analyses concernant l'allocation universelle peuvent être séparées en deux groupes selon qu'elle doit libérer une créativité au service de la production pour l'échange ou un espace de production pour le don réciproque.
1) Dans le cadre de l'échange ce qui est cédé doit être mesuré à l'aune de ce qui est gagné selon le principe que chaque partie n'agit vis-à-vis des autres que dans son intérêt propre. Il est logique d'un point de vue libéral de penser que l'allocataire tente de recevoir le plus possible sans contre partie, et qu'il soit donc nécessaire de lui imposer un travail.
D'un point de vue social l'allocation universelle est une aide à la réinsertion sociale en l'attente d'un travail salarié, puisque les hommes ont droit au travail.(1)
Mais la quantité de travail rémunérable ne cessant de décroître, la réinsertion n'est possible que si du travail est libéré par les salariés. Les salariés poursuivent donc la lutte pour que soit compensée l'aliénation du travail par une juste redistribution, et, puisque le travail salarié devient rare, pour son partage.
Cependant partager le travail rémunéré quand augmente le chômage de façon irréversible conduit à la réduction des salaires ou à la précarisation des conditions du travail. La thèse sociale est devant l'aporie d'un travail salarié qui prétend être une source d'activité désirable mais qui faute d'être possible pour tous doit être partagé avec une telle réduction de salaire qu'il cesse d'être désirable.
On peut voir enfin dans l'allocation universelle une avance sur les potentialités d'échange des citoyens, une sorte de crédit sur les capacités de production ou de travail pour l'échange (2).L'argument repose sur l'idée de transformer en emplois salariés des services assurés préalablement par le don dans la sphère de la réciprocité et de substituer la valeur d'échange aux valeurs éthiques engendrées par la réciprocité des dons.
2) La seconde catégorie de recherches envisage l'allocation universelle comme don dans le cadre de la réciprocité.
La réciprocité permet de relativiser l'intérêt de chacun par celui d'autrui pour engendrer un sentiment commun d'humanité (3). Elle oblige à assurer à l'autre ses conditions d'existence. Le don devient le moteur de la production humaine.
L'allocation universelle est un don : elle est inconditionnelle, en aucun cas elle ne donne lieu à un travail forcé en échange.
Ce don est médiatisé par L'Etat : la redistribution par l'Etat, aujourd'hui inféodée au marché, doit être réinterprétée comme une organisation de la réciprocité.
Ce don est un dû : si l'on suit l'argument de Paine (4), lorsque la société prive ses membres des moyens naturels de leur existence (le droit de propriété de tous sur la terre), la société doit en offrir au moins l'équivalent. Mais on peut ajouter que le travail des générations passées a produit un patrimoine commun de l'humanité qui ne peut être privatisé par le Capital.
L'allocation universelle n'est donc pas seulement un don. Elle est un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des droits de l'homme, en particulier dans ses deux articles 23 et 25, l'article 23 définissant le droit au travail libre, l'article 25 le droit aux conditions minimum d'existence.Le don est inconditionnel mais la réciprocité obligatoire (5).
Cette obligation est l'obligation morale produite par la structure de réciprocité et que les philosophes depuis Rousseau et Kant n'ont pas cessé d'opposer à la contrainte. Si l'on ne recevait pas, l'on ne saurait donner. Le don sans réciprocité n'aurait aucun sens, il équivaudrait à un suicide. Au contraire, si l'allocation est reçue inconditionnellement, le bénéficiaire deviendra l'auteur d'un nouveau don à moins que sa vie n'ait pas de sens.Cependant l'allocation universelle doit être un don des moyens de produire le don car sinon elle satisfait la conscience du donateur mais fait perdre la face au donataire. Or, un don des moyens de production du don permet au bénéficiaire de re-donner selon ses capacités à qui de droit. Alors, il est évident que du travail il y en a pour tous (6) et l'allocation universelle devient le meilleur moyen de l'intégration à la société humaine.
Bien qu'elle ait pour elle la loi morale cette thèse se heurte à l'indifférence des économistes du libre échange qui répondent que pour satisfaire la liberté de donner selon ses capacités, il faudrait imaginer des machines qui délivrent l'homme des travaux pénibles, en produisant gratuitement les biens nécessaires. Mais c'est justement ce que permet d'envisager la technique moderne.Peut-on concilier les deux perspectives de l'intégration aux structures existantes et d'une territorialité séparée de l'exploitation pour la réciprocité?
Marx prédisait déjà dans les Grundrisse que grâce à la technique le travail salarié cesserait d'être la source de la richesse et que le temps de travail ne serait plus la mesure de celle-ci.
Pourquoi donc l'opinion s'inquiète-t-elle devant l'idée d'un travail qui ne soit pas salarié? Dans le travail salarié un lien social produit par sa part de don retient le travailleur au système marchand. Le salaire n'est pas seulement le prix de la force de travail mais la reconnaissance sociale de l'utilité du travail. Le marché a le mérite de sanctionner cette utilité sociale. La gratuité apparaît dès lors comme arbitraire. Lorsque toute réciprocité est ainsi interprétée comme un échange, et le don masqué par l'exploitation, la revendication du lien social s'exprime en termes de redistribution du travail tel qu'il est conçu dans le système libéral, un quiproquo qui bénéficie aux détenteurs du capital.Les forces sociales qui se mobilisent pour la redistribution des fruits du travail, devront reconnaître que: «L'émancipation des individus, leur libre épanouissement, la recomposition de la société passent par la libération du travail. C'est grâce à la réduction de la durée du travail qu'ils peuvent acquérir une nouvelle sécurité, un recul par rapport aux "nécessités de la vie" et une autonomie existentielle qui les porteront à exiger leur autonomie croissante dans le travail, leur contrôle politique de ses buts, un espace social dans lequel puissent se déployer les activités volontaires et auto-organisées. » (André Gorz, Métamorphose du travail : quête du sens, Galilée, Paris, 1988.)
Autonomie donc, mais le temps libéré du travail salarié ne doit pas être revendiqué pour instaurer une société fondée sur le principe de l'intérêt-pour-soi, il doit être revendiqué pour instaurer une société sur le principe de l'intérêt-pour-autrui, c'est-à-dire le principe de réciprocité.
Pour les salariés d'aujourd'hui, il ne s'agit plus d'opposer les intérêts des faibles aux intérêts des forts, les intérêts de la totalité aux intérêts de la majorité ou d'une minorité, mais d'opposer à l'intérêt le contraire de l'intérêt. La réciprocité des dons doit être reconnue comme un droit universel et la condition de la liberté, sinon les privilégiés poursuivront l'exploitation des plus faibles moyennant un domaine privé pour la réciprocité (famille, corporation, patrie.)
L'allocation universelle permettra au salariat de négocier avec le patronat sans être contraint d'accepter ses conditions.
Elle sera pour les exclus la fin du désespoir, un rempart contre la tentation du terrorisme.
Elle donnera à chaque être humain la liberté de choisir une activité qui épanouisse ses dons et sa créativité au bénéfice de la société entière.
Elle commandera à ses bénéficiaires de répondre selon le principe de réciprocité.
Les hommes, pourvus du nécessaire, auront, toujours le choix de produire pour accumuler ou pour donner. Mais nous parions que la grande majorité des hommes a davantage soif de produire pour donner que de produire pour accumuler.
Le don est le moteur d'une part importante non inventoriée de la production actuelle mais il est occulté par l'intérêt. Lorsque un donateur a affaire à quelqu'un qui ne prend en compte que son intérêt il est certes obligé de se défendre. Cette obligation morale défensive généralise le système de l'intérêt. La mondialisation des intérêts ne pourra donc être maîtrisée que lorsque sera reconnue l'interface de système entre l'échange et la réciprocité.
La limite du champ du profit est cette interface qui libère la territorialité du don réciproque. Dès que la société disposera de cette territorialité et qu'elle pourra s'investir dans des activités qui ne pourront plus être dénaturées par le profit, elle supprimera aussitôt la pauvreté matérielle dans le monde et engendrera la richesse spirituelle.(1) Jean-Marc Ferry, "Revenu de citoyenneté, droit au travail, intégration sociale", La revue du M.A.U.S.S., n° 7, premier semestre 1996.
(2) Yoland Bresson, "Le revenu d'existence : réponses aux objections."ibid.
(3) Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, l'Harmattan 1995.
(4) Thomas Paine, "La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires", La revue du MAUSS N°7.
(5) Dominique Temple, La dialectique du don, Diffusion Inti, 1983.
(6) Mireille Chabal, "Qu'est-ce que le travail humain ?" communication au Colloque Lupasco, 13 mars 1998, Bulletin du C.I.R.E.T. n°13.
Voir :
Philippe Van Parijs
Qu'est-ce qu'une société juste ?Seuil, 1991.Vers un revenu minimum inconditionnel ?
La revue du MAUSS n° 7, premier semestre 1996.
Numéro publié avec le concours du Commissariat général du Plan.