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La dialectique du don

 
Dans un système de réciprocité, plus on donne plus on est reconnu socialement. La reconnaissance se traduit en autorité politique. Mais pour donner il faut produire d'où une économie dont les principes sont inverses de ceux de l'économie occidentale.
Le don et le contre-don appartiennent à une dialectique polarisée par le prestige. Cette polarité  interdit la réduction du don et du contre-don à un échange, et celle de la surenchère du don à l'intérêt du premier donateur.
 

De nombreux économistes qui s'inquiètent d'alternatives pour les communautés indigènes, se réfèrent à l'ouvrage d'anthropologie économique de Marshall Sahlins traduit en français sous le titre Age de pierre, âge d'abondance ouvrage qui illustre les efforts de l'anthropologie pour échapper aux schémas traditionnels de l'économie politique. Mais les thèses de M. Sahlins elles-mêmes entretiennent des ambiguïtés sur les principes de développement des systèmes communautaires.
Marshall Sahlins reconnaît la spécificité du don mais, comme Marcel Mauss, il imagine un donateur qui interpréte le contre-don comme un échange. La réciprocité de ce fait est mi-don mi-échange. Pour justifier la surabondance des sociétés de réciprocité Sahlins fait alors intervenir l'intérêt qui inciterait un membre du groupe à échanger ses services avec la communauté, comme Lévi-Strauss imaginait pour expliquer la polygamie que le guerrier le plus puissant offrait aux autres la sécurité en échange des femmes. Le chef proposerait ses services contre une surproduction de biens  matériels dont il assurerait la redistribution. L'idéologie du chef ne s'explique  ici que de façon négative : encloses sur elles-mêmes les communautés primitives seraient incapables de se dépasser, condamnées à dépérir. Dès lors, le chef serait  l'homme providentiel qui donnerait à la communauté des buts imaginaires pour surmonter cette menace de chaos. Sahlins envisage la réciprocité comme la circulation de valeurs d'usage au lieu de l'envisager comme la re-production de ces valeurs d'usage. Il fait d'autre part l'impasse sur la production du mana, valeur morale, d'origine inexpliquée, plus ou moins associée à l'intérêt de chaque partenaire. Mais si l'on produit le mana par la réciprocité des dons et si pour donner il faut produire  ce qui doit être donné, il n'est pas besoin d'expliquer l'inégalité introduite par le chef dans la réciprocité  comme le résultat d'une idéologie extérieure,  la source de l'idéologie est le sentiment d'humanité : plus on donne plus on est grand. Il n'est pas nécessaire non plus d'imaginer que les sociétés de réciprocité primitives sont improductives de surplus. L'abondance des sociétés primitives s'explique naturellement car la réciprocité est doublement productive de valeur spirituelle et des choses bonnes à donner...

Le prestige est au centre d'une réflexion inachevée de Marcel Mauss. Le hau des Maori, le mana des Polynésiens est selon eux la raison de la circulation des dons. Mauss observe que pour rendre compte  de cette circulation, les Maori commentent un cycle ternaire : A donne à B qui donne à C lequel rend à B qui redonne à A. Mauss pense que les Maori veulent expliquer la réciprocité des dons en donnant un visage au mana. Le troisième partenaire serait nécessaire pour visualiser une valeur morale. L'interprétation de Mauss a été condamnée par Claude Lévi-Strauss qui prétend que les Maori ne sachant reconnaître l'échange comme moteur caché de la réciprocité des dons invoque un deus ex machina, le mana. Mais  la thèse de Mauss n'est, peut-être, qu'incomplète. Il est vrai que si le mana était le propre du donateur, ce que Mauss laisse accroire, Lévi-Strauss serait habilité à récuser un tel ciment affectif pour souder entre elles les célèbres obligations (donner, recevoir et rendre) autrement inexplicables. Mais la thèse de Mauss suggère une autre solution :  le hau ou le mana ne sont pas une valeur déjà instituée comme le propre du donateur mais  la valeur produite par la réciprocité. Dans le face à face  de la réciprocité, cette valeur éthique est partagée par les protagonistes comme un Tiers inclus. Pour  mettre en évidence  ce Tiers, il est possible de  faire appel à une structure qui ne soit pas un stratagème comme l'imagine Mauss, mais une structure de réciprocité bien concrète, ternaire au lieu d'être binaire (celle qui est sous-jacente à l'échange généralisé de Lévi-Strauss) et qui permet à chaque partenaire d'incarner, entre ses deux autres partenaires, le Tiers inclus. Ainsi s'éclaire l'énigme de Ranaipiri. Chaque partenaire du cycle de réciprocité est bien responsable du sentiment de justice mais parce qu'un tel sentiment est le produit de la structure ternaire de la réciprocité.
 
 

Voir :
Dominique Temple
La dialectique du don, essai sur l'économie des communautés indigènes.
Diffusion Inti, Paris 1983.

Et :
 Dominique  Temple et Mireille Chabal, "Maussienne", dans

La réciprocité et la naissance des valeurs humaines
Paris,  L'Harmattan, 1995, pp. 1-50.

voir aussi :
Dominique Temple
Estructura comunitaria y reciprocidad
Hisbol - Chitakolla, La Paz, 1989.
Texte repris dans :
Dominique Temple, La dialectica del don (deuxième édition) Hisbol, La Paz, 1995.