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Marx et la réciprocité

Marx a opposé, dans les Manuscrits de 44, le travail structuré par l'échange au travail structuré par la réciprocité. Il faut relire ces pages du jeune Marx... dans l'esprit d'une unité de l'oeuvre, en mettant entre parenthèses la prétendue rupture épistémologique.


Le travail pour l'échange:

« Lorsque je produis plus qu'il ne me faut immédiatement, le surplus de ce que je produis est calculé avec raffinement eu égard à ton besoin. C'est seulement en apparence que je produis ce surplus. A la vérité, je produis un autre objet, l'objet de ta production que je voudrais échanger contre ce surplus, un échange que j'ai déjà accompli dans mon esprit. Le lien social où je me trouve par rapport à toi, mon travail pour satisfaire ton besoin, n'est donc qu'une apparence et notre intégration mutuelle n'est, elle aussi, qu'apparence: leur base, c'est le pillage réciproque. L'intention de voler  et de tromper est nécessairement bien dissimulée; notre échange étant intéressé aussi bien de mon côté que du tien - chaque égoïsme voulant dépasser l'autre - nous cherchons à nous voler réciproquement. Il est  vrai que le degré de pouvoir que je reconnais à mon objet sur le tien réclame ton approbation pour devenir un pouvoir réel. Mais notre  approbation réciproque du pouvoir respectif de nos objets est un combat et pour l'emporter, il faut avait plus d'énergie, de force,  d'intelligence ou d'habileté. Si la force physique suffit je te vole directement. Si la force physique n'est pas de mise, nous cherchons à nous duper réciproquement et le plus habile trompe l'autre. Peu importe, du point de vue du système dans son ensemble, lequel des deux a eu l'avantage. La tromperie idéale, escomptée, s'opère des deux côtés, autrement dit chacun a trompé l'autre dans son propre jugement.

             (...) Le seul langage compréhensible que nous puissions parler l'un à l'autre est celui de nos objets dans leurs rapports mutuels. Nous serions incapables de comprendre un langage humain, il resterait sans effet. Il serait compris et ressenti d'un côté comme prière et imploration, et donc comme une humiliation ; exprimé honteusement, avec un sentiment de mépris, il serait reçu par l'autre côté comme une impudence ou une folie et repoussé comme telle ; nous sommes à ce point étrangers à la nature humaine qu'un langage direct de cette nature nous apparaît comme une violation de la dignité humaine : au contraire le langage aliéné des valeurs matérielles nous paraît le seul digne de l'homme, la dignité justifiée, confiante en soi et consciente de soi. A la vérité à tes yeux, ton produit est un instrument, un moyen pour t'emparer de mon produit, et donc pour satisfaire ton besoin. Mais à mes yeux il est le but de notre échange. Tu n'es pour moi que le moyen et l'instrument pour produire cet objet, qui est un but pour moi, de même que inversement, tu te trouves dans ce même rapport à mon objet. Mais
1) chacun de nous agit comme sous le regard de l'autre ; tu t'es réellement changé en moyen, en instrument, en producteur de ton propre objet afin de t'emparer du mien ;
2) ton propre objet n'est pour toi que l'enveloppe concrète, la forme cachée de mon objet, car sa production signifie, veut exprimer l'acquisition de mon objet. Tu es devenu, en fait, ton propre moyen; l'instrument de ton objet dont ton désir est l'esclave, et tu as accepté de travailler en esclave afin que l'objet ne soit plus jamais une aumône à ton désir. Si à l'origine du développement, cette dépendance réciproque face à l'objet apparaît pour nous en fait comme le système du maître et de l'esclave, ce n'est là que l'expression sincère et brutale de nos rapports essentiels. La valeur que chacun de nous possède aux yeux de l'autre est la valeur de nos objets respectifs. Par conséquent, l'homme lui-même est pour chacun de nous sans valeur.»

                   Manuscrits de 44, oeuvres, La Pléiade, Economie, II, (1968), p. 31-33.

Et voici comment il imagine le travail  pour le don réciproque :

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre.
1) Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute.
2) Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité.
3) J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour.
4) J'aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine (Gemeinwesen). Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien.» (Ibid.)