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LE NOM DE LA MERE

Mireille Chabal

1997

article paru dans la Revue du M.A.U.S.S. semestrielle

N°12, 2° semestre 1998

Paris, La Découverte

 

 

« C'est dans le nom du père qu'il nous faut reconnaître le support de la fonction symbolique qui depuis l'orée des temps historiques, identifie sa personne à la figure de la loi. »... [Lacan,1966, p.278]


Pour Lacan, le père est la figure de la loi, la loi sans laquelle il n'y a pas de parole. Son rôle est de séparer, délivrer l'enfant, qu'il soit fille ou garçon, de sa fusion imaginaire avec la mère. La mère a certes un rôle à jouer pour mettre l'enfant au monde du langage... c'est d'accepter la loi du père, de ne pas dénier sa fonction. La mère est-elle alors l'absence de nom, la réalité antérieure au langage, ou encore, si elle a un nom, n'est-il que celui de la nature en face de la culture ? Est-ce seulement dans le nom du père que se représente l'accès au symbolique ? S'il y a un nom de la mère, de quoi est-il le signifiant ?
La loi dont parle Lacan est celle de la prohibition de l'inceste. Elle s'exprime de façon négative, comme interdit, castration symbolique. La psychanalyse s'accorde avec l'ethnologie pour reconnaître derrière cet interdit une prescription positive : celle de l'alliance, fondation de la civilisation selon Lévi-Strauss.
Nous voudrions montrer que si le nom du père est devenu le signifiant de la loi d'exogamie et d'alliance, le nom de la mère est le signifiant de la filiation humaine. Et que la filiation, à côté de l'alliance et distincte d'elle, bien qu'associée, est l'autre structure de réciprocité fondatrice de la civilisation.
Qu'il y ait un nom de la mère, et même sacré, cela apparaît d'emblée, au vu du florilège des façons de jurer par lui. Dans le langage de la grossièreté, l'insulte suprême, transgression du tabou majeur (l'inceste maternel), est dans une formule abrégée autorisant toutes les variations : «...ta mère! » On est bien là, sinon dans la culture, dans le jeu très conscient de son rejet, qui dénote le sens du fondamental : car c'est la loi de la société, l'interdit de l'inceste, bref la loi du père ! qui est dans ce jeu en paroles défiée.

De l'exogamie à l'alliance

Dans la nature existent l'exogamie et la reproduction qui deviennent dans la civilisation l'alliance et la filiation. L'exogamie est une des grandes lois de la vie, une des manifestations de la dynamique hétérogénéisante, néguentropique (1), qui la définit. Mais on ne peut parler de prohibition de l'inceste qu'avec l'apparition de la règle. Dans les premières sociétés la règle a consisté à classer les parents en conjoints possibles et conjoints prohibés. Par exemple le mariage préféré est souvent entre un certain type de cousins croisés, fils de soeur et fille de frère. Une telle règle est sociologique et non biologique comme l'a montré Lévi-Strauss (2). Il l'a interprétée comme la règle d'échange fondatrice de la société, la ligne de partage entre nature et culture : c'est la règle qui permet de lier les hommes entre eux, de superposer les liens artificiels de l'alliance aux liens de la parenté considérés comme naturels [1967, p.550]. Lévi-Strauss généralise l'idée de « mariage par échange » qui désignait en anthropologie le cas où deux hommes sont censés « échanger » leurs soeurs (ou deux pères leurs filles pour leurs fils) : quels que soient le système de parenté et la règle de mariage, il propose d'interpréter la prohibition de l'inceste comme une règle d'échange des femmes (le bien du groupe par excellence) entre les hommes : « A partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. » [ibid., p. 60]. Cette règle d'échange qu'il appelle aussi « règle du don par excellence » [ibid. p. 552] ou « règle de réciprocité », en se référant à Mauss et à l'idée que la réciprocité des dons est la forme archaïque de l'échange, il y voit l'archétype et le modèle de toutes les manifestations à base de réciprocité [ibid., p. 551]. Mais dans notre civilisation, le paradigme plus ou moins explicite des manifestations à base de réciprocité n'est-il pas l'échange utilitaire, l'échange marchand ? Le langage lui-même est compris comme échange de signes. Même lorsqu'il est dit symbolique, l'échange est pensé sur le modèle d'un échange d'objets. Lévi-Strauss n'échappe pas au paradigme de l'échange marchand quand il traite de l'échange des femmes et le compare à l'échange des signes, considérant femmes et signes comme des objets devant être communiqués. Sans doute la femme, précise-t-il à la dernière page des Structures élémentaires de la parenté, n'est pas intégralement signe, elle est tout de même une personne. En même temps que signe, elle est restée « valeur ». Mais cette valeur est de celles dont on use, une « commodité » dont l'usage présente une importance fondamentale, comparable à la nourriture [ibid. p. 38], même s'il est précisé que la nourriture peut être symbole des expériences les plus sacrées [ibid. p. 43].
Mais Lévi-Strauss, dès Les structures élémentaires de la parenté ouvrait lui-même la voie pour dépasser la théorie de l'échange. « Il y a bien plus dans l'échange que les choses échangées » répète-t-il. On pourrait interpréter : il n'y a pas plus dans l'échange que les choses échangées mais il y a dans la réciprocité bien plus que dans l'échange.
La réciprocité est première par rapport à l'échange. Lévi-Strauss le souligne, il voit dans la réciprocité une règle psychologique préalable à l'échange ; mais il ne renonce pas, montre Dominique Temple, à inféoder la réciprocité à l'échange : « L'échange reste l'opération fondamentale, parce que c'est lui qui exige la réciprocité comme le moyen de penser la valeur dont dispose autrui comme équivalente de celle dont on dispose. » [Temple, 1997, p. 21]
Pourtant la réciprocité des sujets est bien plus que l'échange des objets. La réciprocité, avant d'être institutionnalisée, reproduite volontairement par l'homme, par exemple grâce aux règles de mariage, n'est-elle pas la structure qui produit la subjectivité humaine, une structure tout à fait distincte de celle de l'échange, même si l'échange suppose un minimum de réciprocité ? Le simple échange, en tant que va et vient d'objets ne peut au mieux rendre compte que de la circulation de valeurs, de symboles réifiés. Il laisse entièrement opaque la constitution de ces symboles, la création de ces valeurs, la production du sens. Cette création s'éclaire avec la réciprocité où chacun occupe tour à tour, parfois en même temps, une position et celle du vis-à-vis. Le sens apparaît de cette mise en relation. Le sujet humain ne préexiste pas à cette création du sens, il émerge avec elle de la structure de réciprocité. La réciprocité est susceptible de prendre de nombreuses formes, mais sa forme originelle pourrait être le face à face (3). Le face à face de l'homme et la femme étrangers, voire ennemis, et de leurs familles rend compte, mieux que l'échange des femmes, du passage de la nature à la culture. [cf Temple, 1997] Dans le face à face, ce sont les communautés entières, et non pas seulement les hommes, qui sont dans un rapport « matrimonial ». C'est la rencontre de l'autre, sa reconnaissance comme semblable et différent, qui fascine l'être humain parce qu'elle fait advenir son humanité.
Aux origines de l'homme, la conscience de conscience, avant d'être une réflexion, a dû émerger dans la nature comme affectivité, une, indivise, jaillie entre des « consciences » élémentaires antagonistes, par exemple ici l'attirance et la répulsion. Il semblerait et il faut supposer pour notre démonstration que des données naturelles, que nous n'analyserons pas ici, font de l'homme et particulièrement du petit d'homme, le siège privilégié des assauts de la mort et de sa confrontation avec la vie. Quand l'homme est à la fois vivant et mourant, ni l'un ni l'autre parce qu'à la fois l'un et l'autre, la vie en s'actualisant potentialise la mort ; mais elle rencontre la mort, qui, par son actualisation, potentialise la vie (4) . La conscience de conscience humaine naîtrait de la coexistence de ces consciences élémentaires de vie et de mort.
Mais dès qu'elle apparaît la Conscience s'ingénie à reproduire les conditions de sa naissance. Les règles de parenté et de mariage qu'elle invente aussitôt sont l'institution de son auto-création. Ces règles sont les règles de la réciprocité exogamique. Elles créent des structures de symétrie qui génèrent des consciences simultanées de différence et d'identité, de « vie » et de « mort » et, à partir d'elles, une conscience de conscience.
La réciprocité recrée une matrice du « contradictoire », du Tiers inclus, de ce mana dont Marcel Mauss emprunte la théorie aux indigènes mélanésiens. Il n'apparaît dans la nature que par brèves lueurs jusqu'à ce que la conscience humaine en invente le creuset pour inlassablement s'y produire elle-même.
L'exogamie, présente dans la nature, hétérogénéisante, est donc différente de l'alliance, régie par la règle, où la différence est relativisée par l'identité (5) . Des règles de réciprocité d'alliance définissent qui peut ou ne peut pas, doit ou ne doit pas être épousé : l'ensemble des prohibitions et des prescriptions qui règlent les mariages définissent la parenté [Lévi-Strauss,1967, p.115]. Dans les structures élémentaires de la parenté, le mariage est préféré avec tel type de parent  : ni le trop proche ni le trop lointain, ni le trop semblable ni le trop différent. Dans les structures complexes, on peut retrouver ce souci d'une certaine « endogamie » (par exemple professionnelle, culturelle...) qui relativise l'exogamie. Similitude et différence sont antérieures au mariage. Le mariage accompli, il est de toute façon par excellence matrice du « contradictoire » puisqu'il unit (d'une façon stable) ce qui est différent.

 

La réciprocité de filiation

 

Mais un autre grand principe de la civilisation est la filiation. La procréation, donnée par la nature, cesse d'être purement biologique et devient la filiation humaine lorsqu'elle s'inscrit dans une règle de réciprocité. Laquelle ? et y a-t-il une prohibition qui l'exprime ?
On se représente souvent la filiation comme un mode de transmission de l'identité comme on se représente aussi la « reproduction » biologique. Mais ni la reproduction (si mal nommée) ni la filiation ne sont une répétition de l'identique (6). Les descendants ne sont pas la réplication des ascendants. Grâce à la méiose et à la redistribution des gènes qu'elle opère, et grâce aux mutations qui ne sont, comme on le sait, nullement l'exception mais la règle (7) , la transmission des caractères héréditaires confirme la différenciation plus qu'elle ne reproduit le même. Si la filiation avait pour modèle la « reproduction » elle serait plutôt différenciation que répétition. Mais elle n'est ni l'une ni l'autre ou elle est l'une et l'autre parce qu'elle relève de la réciprocité.
La filiation implique en effet une structure de réciprocité ternaire qu'avait remarquée Marcel Mauss : les enfants feront pour leurs enfants ce que leurs parents font pour eux [cf Chabal, 1996]. Cette réciprocité est ternaire au sens où elle implique au moins trois générations. Elle va toujours dans le même sens, elle se renouvelle à chaque génération. L'individu a simultanément deux consciences antithétiques : enfant, il devient parent, mais il ne cesse d'être « l'enfant » de ses parents lorsqu'il est adulte ; donataire il devient donateur, si l'on considère la transmission de la vie, de la culture ou du nom comme un don. Si de jeunes parents, heureux, considèrent au contraire qu'ils reçoivent leur bonheur de leur enfant, il suffit de retourner le raisonnement : les enfants recevront de même quand ils deviendront parents. Et si, devenus vieux, les parents reçoivent des services de leurs enfants, ceux-ci ne sont généralement pas interprétés comme réciprocité directe entre parents et enfants mais plutôt indirecte entre les générations, chacune est censée faire ce que la précédente a fait. Il s'agit bien d'une forme de réciprocité, mais une réciprocité indirecte, dans le temps, qui va toujours de l'avant, la réciprocité ternaire intergénérations, que nous appellerons réciprocité ternaire diachronique, ou réciprocité de filiation, pour la distinguer de la réciprocité d'alliance et des autres formes de la réciprocité.
Le don réel des parents se représente immédiatement par le bonheur de donner : à chaque don réel est conjointe la conscience élémentaire « recevoir ». En termes lupasciens à l'actualisation donner est conjointe la potentialisation recevoir, à l'actualisation recevoir est conjointe la potentialisation donner. [cf Temple, Chabal, 1995, p;24-25). Donner, se déposséder matériellement dans le réel, tourner le dos à l'intérêt égoïste, à l'instinct de conservation, a pour potentialisation, pour représentation élémentaire dans l'imaginaire, recevoir. Symétriquement recevoir a pour conscience élémentaire donner. Or celui qui fut et reste donataire, devient donateur. Par la réciprocité, il est le siège de deux consciences élémentaires antithétiques, d'une conscience de conscience, de la Vie, au sens symbolique. On comprend alors pourquoi, donateur, il se dit « vivant », donataire, il « perd la face », il est mourant. Ces représentations ne sont pas arbitraires, relatives à des imaginaires fantaisistes et changeants suivant les cultures. La réciprocité du don déploie un langage originel (8). Etre parent d'un enfant alors qu'on ne cesse d'être l'enfant de ses parents, c'est de même avoir des consciences élémentaires antithétiques d'où naît la conscience de conscience, la Vie. La réciprocité ternaire de filiation, comme les autres formes de la réciprocité, permet d'avoir ces deux consciences élémentaires antithétiques. Elle est une matrice sociale du « contradictoire ».
La prohibition qui correspond à la réciprocité de filiation serait celle d'une réciprocité directe parents-enfants, une espèce d'« inceste » consistant à garder pour soi ses enfants, à leur interdire par là d'être parents à leur tour. C'est l'interdit de l'« inceste » mère-enfant ou père-enfant, au sens d'une appropriation parfois sexuelle, le plus souvent négatrice de sexualité, des enfants par les parents. Françoise Héritier voit ainsi dans l'inceste mère-fille, l'inceste par excellence, sous forme d'identification, de possession. On peut de la même façon observer des relations père-fils aussi possessives, où le père cherche par exemple dans le fils un miroir parfait, un continuateur sans faille, un clone. La règle de réciprocité de filiation prohibe l'excès d'identité.

 

Pourquoi la mère ?

 

Mais alors pourquoi le Nom de la mère puisque le raisonnement s'applique aussi bien au père ?
La maternité humaine apparaît comme le signifiant spontané de la réciprocité de filiation, parce que c'est la mère qui enfante. Francis Martens [1975, p.161-162) l'a souligné avec force :

«...maternité et paternité ne sont -au plan phénoménal- nullement symétriques. La seule évidence biologique en la matière est facile à reconnaître : c'est la femme qui met au monde les enfants. C'est à elle -et à elle seule initialement- qu'est associé le mystère de la génération.[...] Mais il est une autre évidence complémentaire, ethno-sociologique celle-là : la fonction sous-jacente au nom de père est une fonction symbolique et non celle d'un géniteur. [...] Si le père est un produit de la culture, la génitrice -à devenir mère- situe en la femme le lieu de passage entre nature et culture, dans la mesure où élevant longuement ses petits -toujours prématurés et impotents dans le règne humain- elle peut néanmoins échapper à la symbiose de la relation incestueuse et laisser bouche ouverte à la parole. »

Les mythes les plus anciens accordent au symbole maternel un rôle majeur. La mère enfante mais a été enfantée, elle est à la fois mère et fille. Aussi son Nom est-il un signifiant de la genèse, celle de la vie spirituelle qui naît de la relativisation de consciences élémentaires antagonistes entre elles. A côté du Nom du Père, considéré comme un signifiant premier de la fonction symbolique (l'avènement du sens dans la béance que produit la relativisation de l'identité primitive par l'altérité), apparaît un autre signifiant d'aussi haute stature, le Nom de la Mère-Fille (ou de la Vierge-Mère) qui signifie la relativisation d'une conscience biologique par la conscience biologique antagoniste et l'ouverture d'une autre béance où naît la vie de l'humanité.
Une mise en scène, une dramatisation le souligne qui a sa source dans le réel : pour dire "j'ai accouché sept fois", les femmes Aymara disent « je suis morte sept fois » [Michaux].La mère dans l'accouchement cotoie la mort. La mort et la vie disent l'épreuve de la naissance. La situation de la mère qui est encore la fille de sa mère lorsqu'elle est déjà mère, se redouble de cet affrontement de la vie et de la mort réelles au moment de la naissance. La naissance n'est pas seulement un passage, une épreuve, elle est l'image qui donne corps au concept né de la situation contradictoire de la mère d'être à la fois enfant d'une mère et mère d'un enfant. Ce serait donc l'enfantement qui choisirait entre le père et la mère celui qui doit prêter son nom à la responsabilité qui naît de la réciprocité ternaire, responsabilité de la naissance de l'humanité.

 

Une ou deux prohibitions de l'inceste?

 

Faut-il penser qu'hommes ou femmes suivant les cultures patriarcales ou matriarcales assument et disent une loi unique, la prohibition de l'inceste, qui unirait l'obligation d'alliance et celle de filiation ?
Ou bien y a-t-il deux prohibitions différentes correspondant aux deux structures d'origine, l'alliance et la filiation ?

Que l'enfant ne puisse demeurer dans la fusion imaginaire avec la mère semble une autre prohibition de l'inceste que celle entre le frère et la soeur mais l'une apparaît tout aussi fondamentale que l'autre. Elle signifie que la réciprocité de filiation ne peut être transgressée, pas plus que ne peut l'être la réciprocité d'alliance.
Lacan a fait remarquer à Lévi-Strauss que l'échange des femmes peut justifier à la rigueur la prohibition de l'inceste entre père et fille mais non celle entre mère et fils :

« Claude Lévi-Strauss confirme sans doute dans son étude magistrale le caractère primordial de la loi comme telle, à savoir l'introduction du signifiant et de sa combinatoire dans la nature humaine par l'intermédiaire des lois du mariage réglé par une organisation des échanges qu'il qualifie de structures élémentaires - pour autant que des indications préférentielles sont données au choix du conjoint, c'est-à-dire qu'un ordre est introduit dans l'alliance, produisant ainsi une dimension nouvelle à côté de celui de l'hérédité. Mais même quand il fait cela, et tourne longuement autour de la question de l'inceste pour nous expliquer ce qui rend son interdiction nécessaire, il ne va pas plus loin qu'à nous indiquer pourquoi le père n'épouse pas sa fille - il faut que les filles soient échangées. Mais pourquoi le fils ne couche-t-il pas avec sa mère ? Là, quelque chose reste voilé. » [Lacan, 1986, p.82].

De la question laissée en suspens par Lévi-Strauss selon Lacan, celle de « l'inceste fondamental, l'inceste fils-mère » (ibid, p.83), on pourrait conclure que la prohibition intervient aussi bien dans la filiation que dans l'alliance et par conséquent qu'il y a deux prohibitions fondatrices. L'aveuglement d'Oedipe est conjoint avec une double violation de la loi : Oedipe tue son père et épouse sa mère. C'est bien le Nom de la mère qui est violé après celui du père. Pourquoi donc la psychanalyse donne-t-elle au Nom de la Mère celui du Père ?
La psychanalyse situe le père comme celui qui interdit au fils d'épouser la mère et, primitivement, à l'enfant de s'identifier à la mère : le père est celui qui dit la loi de filiation mais il le fait au nom de la loi d'alliance. C'est au nom de la loi d'alliance (non de l'échange exogamique, toujours pensé plus ou moins comme échange intéressé, mais de la réciprocité exogamique, créatrice de sens) que le père signifie à l'enfant la loi fondamentale de la société et du langage, d'avoir à renoncer à sa mère. La loi d'alliance et la loi de filiation s'articulent l'une à l'autre, et Lacan a rendu compte de cette articulation... dans une société où la loi est dite par le père.

Le nom de la mère n'était-il pas pourtant le signifiant originel de la réciprocité de filiation ?
Une hypothèse peut être avancée pour rendre compte du recouvrement du symbole de la mère par celui du père. Comme c'est la mère qui enfante, elle est le symbole spontané de la genèse de l'humanité à partir de la réciprocité. Mais la même raison la disqualifie : cette Vie se confond trop facilement avec la vie biologique, le symbole de la naissance de l'homme avec celui de la naissance biologique. Et voilà pourquoi le Nom du père, plus clairement symbolique, évince le Nom de la mère.
Si une telle évolution a existé, la réciprocité de filiation a pu être première et obliger à la réciprocité d'alliance. On est tenté d'interpréter dans ce sens la mise à jour par Françoise Héritier [1997, p.310]d'un inceste « de deuxième type », aussi important, peut-être même plus originaire, suggère-t-elle, que ce que l'on considère d'habitude comme inceste : il s'agit de l'interdit, rencontré en de nombreuses sociétés, pour un homme d'épouser deux soeurs ou une mère et sa fille, ou pour deux frères, d'avoir des relations avec la même femme, etc... Cet "inceste" se comprend comme le contact indirect, à travers un partenaire commun, des deux soeurs, ou de la mère et de sa fille (ou des deux frères ou d'un père et de son fils) qui font ainsi se toucher leur identité de chair. L'identité la plus grande existe en effet entre deux parents de même sexe, plus qu'entre frère et soeur, père et fille, mère et fils... On pourrait même, montre Françoise Héritier, renverser la perspective habituelle et expliquer à partir de l'inceste de deuxième type l'inceste ordinaire. L'interdit de l'inceste père-fille s'interprèterait alors comme celui de l'inceste de la mère et de la fille par l'intermédiaire du père, ou mère-fils comme l'inceste du père et du fils par l'intermédiaire de la mère. Mais l'inceste de deuxième type, dont Françoise Héritier souligne qu'il ne porte pas atteinte à proprement parler à la loi d'alliance, ne serait-il pas une transgression de la loi de filiation ? Ce que prohibe en effet cette loi est bien l'excès d'identification parents-enfants, ce qu'elle prescrit est la réciprocité ternaire intergénérations, et la loi d'alliance pourrait en dériver.

Que se passe-t-il quand la loi est dite par la mère ? Cela existe dans une société « sans père ni mari », les Na de Chine, décrits récemment par Cai Hua [1997]. Les Na sont un peuple de 30.000 personnes, en butte depuis des siècles aux tentatives de normalisation de différents régimes. Aucun nom ne désigne le père, il n'y a pas de Nom du père, celui-ci n'est reconnu d'aucune façon, le mariage est l'exception, la cohabitation existe, mais la « visite furtive » des hommes aux femmes (qui peut s'institutionnaliser en « visite ostensible ») est la règle. La filiation ici est purement maternelle, le seul homme qui joue un rôle auprès de l'enfant est le frère de la mère, ou celui de la grand-mère. Rien n'indique que ce rôle soit celui de l'autorité. Le chef de la maisonnée est une femme. L'interdit de l'inceste concerne tous les membres de la lignée et s'accompagne de forts tabous d'évocations de la sexualité ainsi qu'un fort interdit de rencontre entre les amants et les parents masculins de la fille (alors même que, sauf exception, elle ne quitte pas la maison de sa mère, et que sa sexualité a lieu sous le toit de sa mère). Qui dit l'interdit de l'inceste ? L'interdit n'est en tout cas pas signifié par le père puisqu'il n'y a pas de père. Mais l'exogamie est la règle, une exogamie tous azimuts, si l'on ose dire, puisque la multiplication des partenaires sexuels confirme jusqu'à la redondance une loi d'hétérogénéité sans limites. Que la fille puisse d'aventure rencontrer parmi ses amants son géniteur n'entre pas en considération puisqu'il n'est pas reconnu : il n'y a pas d'inceste.
Puisque le père n'est pas nommé, ce signifiant est ignoré pour dire la réciprocité d'alliance. Celle-ci, s'étendant à tous, prend une allure paradoxale. La visite furtive n'unit pas les familles (ou les unit toutes ?), cette société ne crée pas de beau-frère (ou tous le sont ?). On ne peut tirer de conclusions générales de cette unique étude. Mais quoi qu'en dise Cai Hua, il ne semble pas que cette société soit unique (9). On peut risquer l'hypothèse que la loi d'exogamie est dite dans ce cas par la mère (plutôt que l'oncle maternel ?) au nom de la réciprocité de filiation, comme, dans les sociétés où est née la psychanalyse, le père dit la loi de filiation au nom de la loi d'alliance. Cette fois le Nom de la mère masque le Nom du père, comme inversement le Nom de la mère est caché dans celui du père, dans les sociétés patriarcales.

Il n'est pas absurde que le Père prenne sous son nom la filiation avec l'alliance ou la Mère sous le sien l'alliance avec la filiation. Car les deux structures, celle de la réciprocité d'alliance et celle de la réciprocité de filiation sont d'emblée articulées, formant dès l'origine une structure complexe. Leur implication réciproque amène à les confondre sous le nom de « structures de parenté » qui englobent règles de filiation et règles d'alliance. Comme les deux structures sont associées, il n'est pas nécessaire de concevoir deux prohibitions de l'inceste : le même interdit (qui prend de multiples formes suivant les représentations des sociétés) recouvre non pas une mais deux prescriptions positives, celle de l'alliance et celle de la filiation. Le Nom du Père ou le Nom de la Mère peut signifier cet interdit et rassembler dans un symbole unique les deux prescriptions.
L'interdit de l'inceste, c'est celui du même, danger mortel quand il s'agit de construire des matrices du contradictoire. Quand on le croit écarté, il revient. N'est-ce pas encore le danger du même qui risque de renaître au niveau symbolique, quand le Nom du Père ou celui de la Mère symbolise à lui tout seul alliance et filiation ? Si la structure complexe est oubliée, si le Nom de la Mère évince le Nom du Père en ne signifiant plus que la filiation, ou inversement si le Nom du Père supplante le Nom de la Mère en ne retenant plus que l'alliance, alors l'alliance ou la filiation est méprisée. C'est le cri de triomphe d'Eve, quand elle enfante Caïn, oubliant Adam, se croyant à elle seule détentrice du sens : « J'ai caïné (acquis) un homme avec Dieu. »(Sibony,1988, p.226) La faute d'Eve n'est pas de proclamer le nom du divin (nous comprenons : le « contradictoire », le Tiers, l'humain) dans la filiation, mais de bafouer l'alliance, réduite de ce fait à la fonction biologique. Comme Eve accapare le divin dans la filiation, Abraham l'accapare dans l'alliance. Sa faute n'est pas de proclamer la genèse du divin par l'alliance, mais de renier dans la personne d'Agar et dans celle d'Ismaël la filiation qui ne semble pas relever de cette alliance, ravalée au rang du biologique. L'autosuffisance de la réciprocité d'alliance, de la réciprocité de filiation est une illusion, qui s'explique par l'existence de deux structures distinctes même si elles sont toujours unies. Le danger du même menace tour à tour le Nom de la Mère et le Nom du Père s'il devient hégémonique.
Pour fuir ce double risque, ne faut-il pas d'abord reconnaître le Nom de la Mère à côté de celui du Père ? Ne faut-il pas ensuite les marier, pour dire ou par leur union dans un seul symbole, ou par leur opposition corrélée en maintenant les deux signifiants, l'interdit de l'inceste et les deux lois indissociables qu'il exprime, celle de l'alliance et celle de la filiation ?

 

NOTES

1- La néguentropie désigne la tendance à l'organisation, à la différenciation, à la structuration, remarquable chez le vivant, mais déjà caractéristique de la matière, par opposition à l'entropie, mesure de la dégradation de l'énergie en thermodynamique.
(2)- Lévi-Strauss a reconnu dès la deuxième préface (1966) des Structures élémentaires de la parenté qu'il avait sous-estimé l'aspect naturel de l'exogamie. Mais cela ne modifie nullement sa thèse : « Au sujet de la causalité biologique, je me bornerais maintenant à dire en reprenant une formule célèbre, que, pour expliquer les prohibitions du mariage, l'ethnologie n'a pas besoin de cette hypothèse. »

3- voir D. Temple, « Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité » La revue du M.A.U.S.S. n°12, 1998.
4
- Stéphane Lupasco a postulé qu'à toute actualisation d'un phénomène est conjointe la potentialisation du phénomène antagoniste et que la potentialisation est la « conscience élémentaire » de ce qui s'actualise. Il a d'autre part mis en évidence l'existence d'un équilibre contradictoire (difficile à penser avec la logique classique d'identité et de non-contradiction) entre des demi-actualisations antagonistes (et les demi-potentialisations conjointes) de l'« énergie » et de la « matière », de la « Mort » et de la « Vie », de l' homogénéisation et de l'hétérogénéisation. On voit se dessiner alors une dynamique, faite de déséquilibres et de rééquilibres, qui donne naissance à une troisième systémogenèse, celle du Contradictoire, qu'il appelle « Tiers inclus » (par opposition au principe du tiers exclu de la logique classique). Une telle dynamique rend compte en physique de ce qui n'est ni onde ni corpuscule, ni énergie ni matière, ou potentiellement l'un et l'autre, et, dans le cerveau humain, du psychisme.

5- La « Vie » par la « Mort » si l'on garde ces termes pour désigner les pôles du contradictoire, les dynamiques opposées d'où naît la troisième, celle du Tiers inclus.
6-
Il est bien vrai qu'une certaine identité est transmise. Mais la permanence, la stabilité, la continuité, l'identité qui est transmise par la génétique n'est pas différente de celle qui est à comprendre à toutes les échelles de la structure vivante : c'est bien la différenciation, l'entropie négative, qui produit cette « identité ».
7
- La description de ces mécanismes utilise volontiers l'expression trompeuse mais commode d'« erreur dans la réplication du message génétique », mais, comme le reconnaît Jacques Monod, « à l'échelle de la population, [...] la mutation n'est nullement un phénomène d'exception, c'est la règle » (1970 p. 137). Sur les préjugés tenaces touchant la « reproduction » rappelons le pamphlet de Marc Beigbeder, Le contre-Monod.

8- Que le don tue, que le donataire perde la face, mais que donner fasse revivre... est un thème qui court dans tout l'Essai sur le Don.
9
- On peut citer une société de l'Inde, les Khasi, documentaire allemand de Uschi Madeisky et Klaus Werner (Arte, 20/09/97)


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