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La réciprocité de vengeance

Le sentiment d'appartenance à l'humanité n'est pas engendré seulement par la réciprocité d'alliance,  réciprocité de parenté, réciprocité des dons, mais il l'est aussi par la réciprocité de vengeance, où le rapt répond au rapt, l'injure à l'injure, le meurtre au meurtre. Ce qui importe dans cette réciprocité "négative" n'est pas tant de se venger que de construire avec l'ennemi une relation génératrice d'une conscience commune.

Cependant  selon les thèses  défendues par les auteurs modernes,  la réciprocité de vengeance serait un échange de meurtres ou d'injures grâce auquel chaque communauté rétablirait un équilibre de forces avec autrui suffisamment stable pour pouvoir vivre en paix. Svenbro (1)  essaie même d'interpréter la vengeance non comme un échange négatif (perte mutuelle de richesses ou de pouvoirs), mais comme un échange positif : la vengeance permettrait de renforcer la solidarité interne du groupe, et cette solidarité serait ensuite efficiente dans la production des richesses. Il pourrait donc y avoir un "don du meurtre" qui se traduirait par un avantage pour celui qui le recevrait. Mais un tel don, pour Svenbro, masquerait un échange car il ne serait concédé qu'à la condition qu'autrui se venge. Toutes ces thèses  dénoncent l'idée que la vengeance ou la guerre ne soit qu'une rupture de l'échange et soutiennent au contraire que les relations de vengeance entre communautés sont des formes d'échange (négative ou positive) concernant leur patrimoine ou leur identité.
Selon Florestan Fernandez (2) qui étudie la réciprocité de meurtre chez les Tupinamba du Brésil, l'unité du groupe serait cimentée par une fonction religieuse, et le rapport aux âmes des morts ferait intervenir une fonction magique. Les défunts seraient des membres du groupe retranchés de la communauté par les ennemis, de sorte que le groupe serait affaibli dans la concurrence pour s'approprier le territoire. La vengeance consisterait en la délivrance des âmes prisonnières. Cette théorie permet de relier entre elles des pratiques difficiles à interpréter séparément comme rites chamaniques de capture des âmes, anthropophagie, vengeance, mariage du meurtrier avec la veuve ou la fille de la victime, sacrifice des prisonniers et de leurs enfants, fêtes somptueuses organisées à cette occasion. Mais le fonctionnalisme de Fernandez limite la réciprocité des meurtres à l'entretien de l'identité mystique présumée de chaque groupe.
Itéanu (3) indique que chez les Ossetes  la réciprocité de vengeance est associée à la réciprocité de filiation. Le fils doit venger le père. S'engendre ainsi une continuité mystique entre les défunts, les parents et les enfants. Itéanu observe que la perception de cette continuité est confrontée à celle de la discontinuité des groupes de vengeance. « La violence participe ainsi à deux conceptions du temps et de l'espace. »« Ce n'est qu'au prix d'une ouverture de compte avec l'extérieur et en acceptant les modalités de cet engagement qu'il (le meurtrier) accède au temps et à l'espace social. » Itéanu, cependant n'en déduit qu'une "ouverture de compte" inféodée aux règles de l'échange entre groupes : « Le meurtre renouvelle à chaque fois, par le manque qu'il implique, l'état des relations entre les groupes, en réactivant les dettes de sang. »

Toutes ces thèses interprètent la réciprocité de vengeance comme un échange. La théorie de la réciprocité soutient au contraire que cette matrice crée entre les communautés une nouvelle entité de référence,  une parenté spirituelle. Cette  valeur, l'honneur, produite par la réciprocité négative, commune aux groupes qu'elle met en relation,  est un lien social au même titre que l'amitié produite par la réciprocité positive. Aussitôt, chaque groupe ennemi revendique le maximum de cette valeur. Chez les Jivaro la vengeance est exigée de l'ennemi comme un véritable droit, le droit à l'existence comme être jivaro.
La relation des deux formes de réciprocité est  dès lors déterminée par le souci de les exploiter toutes deux et de les faire cohabiter  sur des territoires séparés puisqu'elles s'excluent l'une l'autre. Le plus souvent le mana inter-communautaire créé par la réciprocité de vengeance prend le relais du mana engendré par la réciprocité positive où s'arrêtent les possibilités de l'alliance et du don.

Cependant il existe une importante différence entre les deux réciprocités : dans la réciprocité positive, la représentation (le prestige)  du sentiment d'humanité est au bénéfice de celui qui a l'initiative du cycle, le donateur. Dans la réciprocité négative, c'est  la victime qui reçoit une représentation  (l'âme de vengeance) du sentiment d'humanité produit par la réciprocité tandis que le meurtrier,  à l'initiative du cycle, perd cette âme de vengeance par l'actualisation de la vengeance, comme le donataire qui reçoit le don "perd la face".  Seule la reproduction du cycle lui permet d'accroître son sentiment d'humanité (le kakarma jivaro).  La réciprocité négative permet ainsi de séparer la valeur produite par la réciprocité de l'imaginaire dans lequel elle se représente et qui, lui, est caractéristique de la façon dont la réciprocité s'actualise. La valeur de la réciprocité apparaît  ainsi surnaturelle ce qui explique l'estime des sociétés de réciprocité pour la vengeance et la guerre.

De même que la reprodution du cycle du don entraîne l'augmentation du prestige, de même la reproduction du cycle de la vengeance entraîne celle de l'honneur guerrier.  Mais puisque la représentation de la vengeance appartient à celui qui subit le meurtre, le meurtrier est  contraint de s'emparer de cette représentation, l'âme de sa victime, d'où les rites complexes de capture des âmes dont s'est préoccupé Florestan Fernandez.
Les deux réciprocités sont  néanmoins fréquemment considérées par les communautés indigènes comme équivalentes en tant que matrices de valeurs humaines, et peuvent être substituées l'une à l'autre, ce que rappelle Nicolas (4) chez les Hausa du Soudan :   « La loi du contre-don est la même que celle du talion. Il s'agit dans les deux cas de rétablir un équilibre mis en cause par un excès. Ce dernier ouvre un "vide" que le "récepteur" se doit absolument de combler, sous peine de la plus grande humiliation: on rend le mal pour le mal, de même qu'un cadeau pour un cadeau ou une femme pour une autre. De là provient l'aspect ambivalent du vocabulaire afférant à l'un et l'autre procès, qui porte seulement sur la qualité de l'objet de la "dette", mais non sur le principe, identique dans les deux cas. »
L'équivalence des deux réciprocités comme matrice d'un sentiment primordial d'humanité avait été reconnue déjà par Aristote (5) : « Ou c'est dans le mal que l'on cherche à agir en retour sinon il semble que c'est l'esclavage, ou c'est dans le bien sinon il n'y a plus de partage (metadosis) et c'est par le partage que l'on reste ensemble. »
 

 Voir : La Vengeance (vol 1, 2, 3, 4,) textes réunis et présentés par Raymond VERDIER et Jean-Pierre POLY, Editions Cujas, Paris 1980-1984.
 1 - J. SVENBRO, «Vengeance et société en Grèce archaïque. A propos de la fin de l'Odyssée», La  Vengeance, III, op. cit.
 2 - F. FERNANDEZ, A função social da guerra na sociedade tupinamba,livraria pioneira editôrá da Universidade de São Paulo, 1970.
  3 - A. ITEANU, «Violence et mariage chez les Ossetes», La  Vengeance II, op. cit.
  4 - G. NICOLAS, «La question de la vengeance au sein d'une société soudanaise», La Vengeance II, op. cit.
  5 - ARISTOTE, Ethique à Nicomaque (V, 8, 1132 b 33) (V V 6-7).

Voir :
"La réciprocité négative chez les Jivaros"
dans :
D. Temple et M. Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines,
l'Harmattan, 1995, pp. 81-166.

 

D. Temple
La réciprocité de vengeance chez les Tupinamba