Le crime raciste traduit l'impuissance, la
peur de l'autre, notamment lorsque l'autre, perçu comme
étranger, se révèle soudain identique à
soi-même; ou l'inverse, lorsque le proche, le frère,
se révèle si différent de soi qu'il semble
trahir la cause commune.
Le passage de la peur d'autrui à son extermination
systématique requiert néanmoins un intermédiaire
entre l'affectif et le logique: l'idéologie, élaborée
par des intellectuels comme, par exemple, en France, Alexis Carrel.
L'idéologie raciste prétend que les caractères
psychologiques des hommes, leurs facultés mentales, leur
conscience sont déterminés par des facteurs génétiques;
elle soutient également que ces mêmes facteurs génétiques
sont liés à des caractères somatiques qui
permettraient donc de reconnaître a priori les caractères
psychologiques. A partir de quoi, l'idéologue raciste conclut:
«Sauver les faibles et les tarés, leur donner la
possibilité de se reproduire, c'est produire la dégénérescence
de la race. La race ne peut être améliorée
que par le plus grand développement des forts »...
et l'élimination des faibles par ceux qui s'estiment les
forts .
Une telle idéologie ne semble pas s'être
imposée au Rwanda. L'absence de critères idéologiques
obligea même les meurtriers à recourir à la
carte d'identité décernée par les Belges
pour discerner ou désigner les victimes. Sur quoi donc
se fondait la détermination des assassins? Se fondait-elle
sur des motivations affectives irrationnelles? Certaines réactions
de peur comme l'exode de centaines de milliers de paysans devant
l'offensive et les massacres du FPR (Février 1993)
pourraient le laisser croire, mais ces réactions peuvent
être soumises à une froide détermination logique:
le rapport d'African Rights précise en effet que les femmes
hutu tuèrent les nouveaux-nés classés tutsi
parce qu' «ils étaient de futurs soldats FPR.»
Ces femmes postulaient qu'une fois adultes, ils ne pourraient
agir que selon une logique identique à la leur: la liquidation
de ceux qui ne seraient pas classés tutsi. Elles réagissaient
à une détermination classificatoire rationnelle.
Mais pourquoi cette référence à
la vengeance traditionnelle se généralise-t-elle
en génocide? Pourquoi la violence n'a-t-elle plus de limites,
n'obéit-elle à aucune règle? La question
de la responsabilité et de la culpabilité se pose
à un autre niveau que celui de l'opposition traditionnelle:
"ceux qui ne sont pas des alliés sont des ennemis
".
José Kagabo écrit en Août 1994 :
« Ce sont les mêmes qui ont tué
la famille de Munyambo, celle de Nturo: ces deux-là étaient
identifiés comme de "grands Tutsi", historiquement
connus, et c'est pourquoi ils ont été spécialement
liquidés, tout de suite. Le slogan, c'était: "Nous,
nous connaissons les choses du passé. Autrefois (1959-1961)
on "travaillait". Nous donnons le mode d'emploi et vous
réglez la question de ces Tutsi. A vous de faire le travail
maintenant" disaient les chefs miliciens aux assassins à
leur ordre. »
Le génocide ne commence donc pas en Avril
1994 comme le laissent penser les instructions données
au tribunal international créé pour juger les coupables.
Il était escompté comme une arme politique par les
hommes au pouvoir dans les années 60 pour garder le pouvoir
à leur avantage .
Claude Lanzmann a publié dans Les
Temps Modernes le témoignage de José Kagabo,
dont il dit:
«Par dessus tout, j'invite les lecteurs
à lire et méditer les "Notes de voyage"
de José Kagabo, texte d'une intelligence, d'une honnêteté
et d'une profondeur bouleversantes, qui récuse tous les
euphémismes et s'affronte à la plus centrale des
interrogations: "il faut savoir comment on a tué.
" "pour pouvoir s'en sortir, écrit-il, il faudrait
que tout le monde puisse parler."»
Son témoignage parle, en effet, avec une force terrible non seulement par les événements qu'il décrit mais aussi par son commentaire, par le texte lui-même.
«La seule question qui me paraît se poser, c'est la difficulté de faire la part des choses entre les grands coupables et les petits coupables. Les grands coupables - si on reste dans la logique des analyses occidentales, de la rationalité - sont ceux qui ont pensé le génocide, qui l'ont organisé, etc. Mais quand on examine la manière dont les petits coupables l'ont exécuté, alors là, il n'y a plus de théorie de la grande et de la petite culpabilité qui tienne. Quand je pense à Claver qu'on a traîné des jours dans la rue, en le rouant de coups..., je me dis bien que dans les mots d'ordre donnés par les penseurs du génocide, il n'y avait pas de mode d'emploi. La personne qui a pensé faire un barrage de son corps nu et mutilé, il a trouvé ça tout seul, on ne lui a pas dit de le faire. Si l'un a mis toute son intelligence à la conception, l'autre n'a-t-il pas consacré son génie à trouver la forme de la mort qu'il souhaitait donner. (...) Je connais un couple d'anciens instituteurs protestants. Selon les stéréotypes rwandais, ce sont des gens de condition plutôt modeste. Ils avaient une fille qui commençait la fac de médecine à Butare. Je connais le garçon qui l'a tuée avant de tuer ses parents. Il leur a dit: "Il paraît que votre fille fait des études de médecine...". Il a donné l'ordre à ses petits miliciens: "Il faut lui ouvrir le crâne, il faut voir à quoi ressemble le cerveau d'une fille tutsi qui fait sa médecine". Devant les parents. Puis, on a tué les parents, en coupant d'abord les pieds de la femme et en les mettant sous le nez du mari. "Sens! Sens la mort", lui disait-on. » (...) «J'ai connu ses parents (de l'assassin) Quand j'ai quitté le Rwanda, son père qui atteignait la soixantaine, et sa mère avaient vécu comme des gens qui n'avaient pas de problèmes d'identité par rapport aux Tutsi, des gens qui ne vivaient plus sur les collines depuis de nombreuses années, de purs urbains, qui n'ont jamais eu de vaches, jamais eu de champs. La femme faisait du commerce, comme beaucoup d'autres foyers...Tout d'un coup, le fils de ces gens là se découvre d'une cruauté extrême, au nom d'une idéologie à laquelle son existence n'a jamais été associée historiquement. Je veux dire que, ayant élu domicile en ville depuis l'époque coloniale, ses parents n'ont jamais été impliqués véritablement dans les rapports sociaux hutu-tutsi»
« Pour moi, commente José Kagabo, Il faudra bien clarifier tout cela, si l'on veut éviter le risque d'une criminalisation collective.»
Comment clarifier tout cela? José Kagabo
dit qu'en apparence rien ne peut expliquer le comportement de
l'assassin, «si on reste dans la logique des analyses occidentales,
de la rationalité.» Ses parents étaient
des gens « qui ne vivaient plus sur les collines depuis
de nombreuses années, de purs urbains.» Si
l'on traduisait cette observation en termes traditionnels africains
on pourrait dire ìdes gens qui ont perdu toute tradition
d'Umuhana î. L'auteur insiste: «de purs urbains, qui
n'ont jamais eu de vaches, jamais eu de champs.» En termes
africains "des gens qui n'ont plus de relation d'Ubuhaké
". L'auteur précise qu'il veut signifier la coupure
des relations de réciprocité traditionnelle: «Je
veux dire que, ayant élu domicile en ville depuis l'époque
coloniale, ses parents n'ont jamais été impliqués
véritablement dans les rapports sociaux hutu-tutsi.»
L'opposition est nette entre la situation urbaine associée
à l'époque coloniale, et les rapports sociaux hutu-tutsi.
Le texte indique même la substitution des relations de libre
échange à ce rapport de réciprocité
hutu-tutsi: «La femme faisait du commerce.»
Dans les références occidentales,
donc, tout était normal, rien ne laissait présager
un chaos mental qui «relève de la psychanalyse»
comme dit l'auteur en introduction de son témoignage. Le
racisme est apparemment absent de l'acculturation bien ordonnée
des paysans rwandais qui rompent avec leur tradition. L'idéologie
raciste proviendrait-elle des rapports tutsi-hutu traditionnels?
Mais qu'en est-il du texte de Kagabo dans une
logique non plus occidentale mais africaine? La cruauté
extrême de l'assassin est liée à un "tout
d'un coup". Mais précédemment Kagabo avait
dit: «Comment (tout d'un coup ou progressivement?) s'est-il
révélé d'une cruauté impensable jusque-là
? J'ai connu ses parents ». Le "tout d'un coup"
est passage à l'acte, mais ne sanctionne-t-il pas une potentialisation
"progressive"? Ce "progressivement" est immédiatement
associé à l'histoire des parents.
L'idéologie en question serait celle d'une
contradiction irrémédiable tutsi-hutu. Voilà
ce que laisse supposer la logique occidentale, mais comment cette
opposition a pu devenir la base discriminatoire pour un génocide,
c'est encore ce qu'il faut préciser.
Essayons de déchiffrer le texte de Kagabo
sur l'assassinat lui-même en dépit de l'épreuve.
D'abord les paroles de l'assassin lui-même. Ces paroles
ont deux sens: ce que se représente l'assassin. Et ce que
dit l'inconscient à travers sa démence. Ce qu'il
dit chercher, c'est dans le crâne. Ce qui est devenu fou
dans sa tête à lui, le chaos mental, a sa correspondance,
son image, dans le cerveau de sa victime: "Il faut lui ouvrir
le crâne, il faut voir à quoi ressemble le cerveau
d'une fille tutsi qui fait sa médecine". ìIls
ont ouvert le crâne de la fille, on a sorti son cerveau,
on l'a montré»î Il veut voir ce qui pose problème.
Il pourrait dire aussi bien bien ìje veux savoir à
quoi ressemble le cerveau d'un instituteur ou d'un pasteurî....A
ce niveau de lecture, on pourrait donc penser que l'enjeu est
celui de l'acculturation, pas nécessairement celui de l'impasse
que nous essayons de dévoiler.
Mais l'assassin précise «d'une fille
tutsi qui fait sa médecine.» Il ordonne la question
à la dualité tutsi-hutu. Or, il ne s'agit pas d'une
opposition qui aurait une racine traditionnelle (qui mettrait
en jeu une caractéristique tutsi) mais une opposition exprimée
par une image typiquement sinon exclusivement occidentale: la
"médecine". Si le fait de faire la médecine
est invoqué comme une différence pour qualifier
l'opposition hutu-tutsi, n'est-ce pas pour récuser que
l'on puisse établir le génocide sur les oppositions
complémentaires hutu-tutsi? L'inconscient ne refuserait-il
pas de prêter l'idéologie raciste à la tradition?
On pourrait traduire: «l'exclusion réciproque c'est
dans les termes occidentaux que cela se passe.» Le terme
médecine est lui-même symbolique car le médecin
"soigne le malade" comme l'Occidental "apporte
la civilisation".... Que le discours précise que l'étudiante
est un futur médecin et pas seulement un étudiant,
ou un universitaire, communique une force incroyable à
ce témoignage: la médecine a valeur de signifiant
tout autant que le cerveau: le crime est une dissection anatomique
de la folie.
Où se situe l'enjeu du crime, quelle est
la signification de cette dissection, de cette analyse? La réponse
est dans une phrase laconique, sans verbe, entre deux points comme
un décor de théâtre: «Devant les parents.
» C'est là qu'a lieu le drame. «Puis, on a
tué les parents, en coupant d'abord les pieds de la femme
et en les mettant sous le nez du mari. "Sens! Sens la mort",
lui disait-on.» L'assassin est pris sans partage de la tête
aux pieds dans la folie qui dit au père que de la
fille à la mère la genèse de l'humanité
est pourrie, et que tout sent la mort.
Une mort qui n'a pas trouvé d'expression
symbolique dans le langage du père. «Ce qui est refoulé
dans l'ordre du symbolique, resurgit dans le réel»,
dit Jacques Lacan. La cruauté est le retour du refoulé
dans le réel, lorsque se crée un vide dans la conscience
ou lorsqu'il n'y a plus de symbole pour dire la vérité,
ou que l'ordre symbolique est dans l'impasse.
Kagabo conclut: «Pour moi, il n'y a pas
plus de génocide populaire que de génocide hutu.
Il y a eu un génocide, commis par une fraction de Hutu,
et il y a de pauvres imbéciles qui ont trempé là
dedans.»
Mais il nous donne immédiatement une idée
de la façon dont se constitue l'imbécillité
(imbécillité qui est peut être à la
limite d'une psychose).
Il raconte aussitôt l'histoire d'un Rwandais
dont la fille eut un enfant sans être mariée, ce
qui selon la tradition aurait dû lui valoir d'être
«exposée aux bêtes féroces dans la forêt»
«Mais comme il n'y avait plus de forêt et que de toute
façon la loi des Blancs (la police, l'Eglise) avait supplanté
la coutume il fallait inventer un autre supplice. Ils crevèrent
les yeux du bébé...».
Cette histoire, commente Kagabo, dit à
quel point la société rwandaise «refoule le
réel» Il nous offre ainsi une clef: le refoulement
de ce qu'il appelle le réel pour les Africains. Pour lui,
il s'agit du génocide depuis l'indépendance «Lorsqu'on
lit des textes de Rwandais de tous bords sur les massacres, les
différents cycles deviennent: "les événements
de 59", " les événements de 73".
La violence est là, on la vit, mais on ne la dit pas.»
Mais le réel depuis l'indépendance
c'est aussi le remplacement des références traditionnelles
par des références venues de l'extérieur,
et celui des coutumes par des contraintes sur lesquelles les Rwandais
n'ont aucune prise (Comme il n'y avait plus de forêt et
que de toute façons les Blancs avaient supplanté
la coutume...). Ce refoulement est imposé par les Occidentaux
(la police, l'Eglise) Alors, on crève les yeux de l'enfant.
Comment le réel pourrait-il avec plus de violence révéler
que le refoulement est un aveuglement?
«Ils crevèrent les yeux du bébé
pour ne pas qu'il voie les champs, pour ne pas qu'il voie les
vaches.» Et plus loin: «ce type-là, c'était
un Hutu de la ville: il n'avait pas de vaches, il n'avait pas
de pâturages, mais son petit fils illégitime constituait
une menace pour le troupeau!»: Il aveugle le fils de sa
fille comme pour anticiper un raid ennemi, en imaginant que dans
une société patrilinéaire l'enfant se découvrira
plus tard une paternité ennemie, et reconnaîtra pour
les détruire vaches et champs de son grand-père.
Sans doute est-ce là une explication, une raison que le
criminel invoque pour justifier son acte,
A nouveau l'essentiel de la tradition tutsi-hutu,
la relation de l'Ubuhaké refait surface puisque ìce
Hutu de la ville n'avait pas de champs, n'avait pas de vaches
î et sa négation voire son inversion en concurrence
fait problème.
Mais pourquoi le grand-père du bébé
refoulait-il à ce point la contradiction entre "tradition"
et "modernité", qui était alors de toute
évidence, car nous sommes dans les années 50, précise
Kagabo . Comme pour répondre à la question, Kagabo
avait présenté cet homme ainsi: «Un homme
bardé de galons reçus des autorités coloniales
et de médailles d'anciens combattants, chrétien
comme Dieu le père et le fils réunis n'ont pu l'être,
toujours à la messe». C'est-à-dire comme le
porte-drapeau de l'acculturation civile et religieuse. Comme il
l'avait fait pour la narration du meurtre de la jeune fille, José
Kagabo rapproche l'acculturation des parents (les médailles
des anciens combattants, la messe) et la tradition hutu-tutsi
la plus standard, (les pâturages, les vaches). Ce sont exactement
les mêmes termes qui reviennent dans les deux textes: dans
le premier «de purs urbains, qui n'ont jamais eu de vaches,
jamais eu de champs.» Dans le second «Ce type-là,
c'était un Hutu de la ville; il n'avait pas de vaches,
il n'avait pas de pâturages». Ces termes ne sont-ils
pas symptomatiques?
Sous couvert d'une violence traditionnelle, logique
selon la tradition, (l'exposition des filles mères), l'aveuglement
ne signifie-t-il pas la contradiction que doit vivre l'enfant?
Il n'appartient plus au système de réciprocité
entre pasteurs et agriculteurs mais à la concurrence entre
propriétaires rivaux. Mais cette contradiction n'est pas
reconnue dans l'ordre symbolique: elle est refoulée, elle
est niée par les Occidentaux, qui affirment unilatéralement
et absolument le bien-fondé de leurs normes religieuses,
économiques et politiques. Cette contradiction refoulée
revient soudain à la surface où elle est tranchée
dans le réel tout court, dans le réel tel que le
nomment les psychanalystes: ça crève les yeux pour
de bon.
On n'en finit pas de lire le texte de Kagabo. La rédaction de la revue Les Temps Modernes a respecté son écriture avec finesse. Il parle avec une telle force qu'il ploie la langue française à la vérité qu'il est chargé de dire. Il dit: «Ils lui crevèrent les yeux pour ne pas qu'il voie les vaches, pour ne pas qu'il voie les champs.» L'aveuglement porte sur la négation. C'est ne pas qui est révélé par l'aveuglement. Voir les vaches reste aussi lumineux, aussi présent que toujours. C'est là, c'est encore là, car c'est une donnée symbolique en soi, mais cette lumière est masquée, cachée, refoulée. C'est parce que voir les vaches n'est plus compréhensible, qu'on lui crève les yeux. C'est l'interdiction de comprendre ce que signifie voir les vaches qui est matérialisée, somatisée, par l'aveuglement. Les grands-parents ont exprimé dans le réel ce qui est refoulé dans l'ordre du symbolique: la contradiction des références traditionnelles et occidentales. Comprendre la relation hutu-tutsi, saisir la contradiction de ce rapport social et du rapport social imposé par les Blancs, voilà ce qui a été occulté.
Pourquoi Kagabo fait-il suivre le récit
du meurtre de la jeune fille étudiante en médecine
de cette anecdote en disant: «Chaque fois que je pense à
la violence du Rwanda, je me souviens de l'histoire d'un certain
Elias (l'homme qui aveugla l'enfant)» si ce n'est pour nous
éclairer sur le génocide lui-même? «Cette
histoire date des années 50.» Et il précise
le contenu de ce message: le refoulement. : «Si je la rapporte,
c'est pour dire à quel point (à quel prix aussi)
la société rwandaise refoule le réel.»
Au moment même où il se demande:
«Il faudra bien clarifier tout cela », Kagabo se réfère
à un crime qui crève les yeux! Or ce crime a lieu
dans un contexte ethnocidaire et économicidaire qu'il stigmatise
avec des expressions caractéristiques .
C'est depuis des décennies que l'impasse
génocidaire, l'impasse d'une norme étrangère
et d'une norme autochtone contradictoires l'une de l'autre, l'impasse
du "pouvoir-sans-partage de la tradition et du pouvoir de
groupes d'intérêts rivaux", est connue.
Dénoncée par E. Gasarabwe en 1978,
elle n'a cessé d'être comptée comme une arme
stratégique, brandie comme une menace de riposte à
toute agression armée, et parfois invoquée comme
justification de la rébellion armée, depuis cinquante
ans. La poursuite des combats, l'assassinat du président
rwandais, alors que la procédure de paix était en
cours à partir des accords d'Arusha (Août 1992) montrent
que les responsables politiques des deux bords ont fini par accepter
l'idée de passer de la menace à l'acte.
Quelle part les Occidentaux, Français
et Belges en particulier, ont dans cette logique? Les auteurs
interrogés par la revue Les Temps Modernes, en se
basant sur l'observation sur le terrain , accablent la France
dont ils disent «qu'elle est directement complice pour la
deuxième fois de son histoire d'un génocide .»
De notre point de vue, la responsabilité
de l'impasse génocidaire incombe d'une manière plus
large à toutes les autorités occidentales. Les Occidentaux
savent depuis toujours que les sociétés africaines
sont organisées en systèmes communautaires. La contradiction
des principes économiques de la société africaine
et des principes de l'économie occidentale est reconnue
des hommes politiques comme des hommes religieux, mais elle est
sciemment occultée, systématiquement déniée
pour ne pas compromettre l'expansion économique occidentale.
Nous ne partageons pas l'opinion de Claudine Vidal:
«Nous ne pensons pas, dit-elle, que l'analyse sociologique
ou anthropologique puisse pour l'instant rendre intelligible une
telle perversion du lien social. On ne peut que la constater .
» Les analyses anthropologiques et sociologiques notamment
les analyses africaines ont révélé clairement
et depuis longtemps que les Occidentaux conduisent les populations
africaines au chaos, et qu'ils poursuivent leurs objectifs économiques
sans hésiter devant aucun sacrifice.
E. Gasarabwe, dénonçant les causes
du génocide de 1963-1964, stigmatisait l'impasse génocidaire
dès 1978 avec ce qu'il appelait la démocratie charnier.
Il rappelait que la réciprocité au Rwanda (l'Ubuhake)
était le facteur d'intégration des trois communautés
originaires du Rwanda et que l'on ne pouvait la détruire
sans risque de chaos, si on ne la remplaçait pas. Or, ses
analyses furent publiées en France, à Paris , qui
plus est dans une collection de poche, et sous l'autorité
de Robert Jaulin, dont la renommée indiscutable est associée
à la dénonciation de l'ethnocide.
En réalité les hommes politiques
occidentaux condamnent les sociétés africaines avec
la même indifférence que les responsables du sang
contaminé par le VIH ont sacrifié la vie des gens
transfusés pour réaliser leurs objectifs de rentabilité
économique.
Responsabilité collective, diffuse des
Occidentaux ? Sans doute, comme l'était celle des Français
dans leur assentiment de la politique de Pétain sous l'Occupation,
mais une responsabilité qui s'accroît et se précise
avec l'accumulation des compétences et de l'information
au sommet de la hiérarchie politique. A ce niveau, la critique
théorique est confirmée par le témoignage
de ceux qui rendent compte des preuves de collaboration sur le
terrain .
Il est cependant logique que ces analyses provoquent
une résistance en béton, pour reprendre l'expression
de Claudine Vidal, de la part de ceux qui défendent leurs
intérêts et privilèges, parce qu'elles mettent
en question le modèle de société auquel ils
soumettent les Africains aujourd'hui.