ethnocide, économicide, génocide au Rwanda
Depuis mille ans, nous dit Edouard Gasarabwe (1), les trois peuples qui
ont créé le Rwanda, les Batutsi, les Bahutu et les Batwa ont tressé ce qu'ils
appellent une corde à trois fils. Si l'ethnie avait été à l'origine un principe
d'exclusion conduisant au génocide, il ne resterait évidemment qu'une
ethnie sur trois depuis des siècles. La guerre totale, le génocide raciste est
apparu en réalité avec la fin de la colonisation et non pas avec les ethnies.
Le terme ethnie, entendu comme culture, a donné naissance à celui
d'ethnocide. L'ethnocide dénonce la destruction des communautés
humaines quand bien même ses membres ne sont pas physiquement
exécutés.
Mais Edouard Gasarabwe appelle ethnie non pas la communauté qui se
construit par des liens de réciprocité dans un imaginaire donné, ni la
communauté qui s'affirme par l'unité et la totalité qui la distingue des
autres, mais une identité qui se prétend exclusive d'autrui, l'un des fils de
la corde à trois fils lorsqu'il ne reconnaît plus les autres. De telles
identités exclusives naissent en particulier chaque fois que la colonisation
détruit la réciprocité inter-ethnique ou la réciprocité tout court. C'est
alors que se propage le racisme (2) .
Acceptons cependant sa définition.Le Rwanda précise-t-il était unifié par un principe de convivialité de tous
ses ressortissants. Même si à l'entrée en scène des Occidentaux certains
rois Bahutu combattaient encore pour leur autonomie, ces combats ne
remettaient pas en cause le principe d'union lui-même. Pour les Bahutu
comme pour les Batutsi l'unité du peuple s'exprimait par un conseil de
chefs de clans, et par un roi, lui-même parfois intronisé par un chef
religieux. Laboureurs et pasteurs tendaient vers la même organisation
politique.
De plus, les Batutsi s'établirent avec l'assentiment des Bahutu. Il n'est
peut-être pas inutile de rappeler comment en effet, selon Gasarabwe, cette
intégration réciproque s'effectua de façon politique grâce à la
complémentarité des services que chacun rendait à l'autre. Certes
l'Imana, la grâce divine, unissait-elle la société dans une seule totalité
spirituelle, mais comme il est difficile d'être gracieux avec autrui si l'on
ne tient pas compte de ce dont il a besoin, les biens matériels
accompagnaient presque toujours la circulation des valeurs spirituelles.« Les Batutsi, semble-t-il, sont entrés pacifiquement en milieu agraire.
« Ils prirent sans doute le pouvoir patriarcal des clans (des Bahutu), par
l'intermédiaire de la vache, outil de conciliation entre le pasteur et le
laboureur : la vache plaisait à ce dernier, il devenait le client du
premier, selon le schème de l'Ubuhake. » (3)L'édifice social, politique, économique traditionnel rwandais repose sur la
valeur de prestige. C'est, bien sûr, le don qui engendre la valeur de
prestige. Le don s'enrichit du contre-don. Et la valeur s'accroît de ce que
le don reçu pour le don donné, soit redonné. La crue du don entraîne
celle de la valeur de prestige. Cette crue c'est l'Ubuhake. Mais la valeur
de prestige doit être elle-même réinvestie dans de nouveaux dons ou
sacrifices (4) pour valoir au donateur un prestige supérieur. Puisque la
valeur de prestige se représentait par le troupeau sacré, les Rwandais
annonçaient leur rang par l'importance de leur cheptel (5).
L'Ubuhake est le principe dont Gasarabwe dit « qu'il fut et reste le
mobile de la révolution rwandaise ». Ce terme signifie littéralement la
crue de la vache. La crue est assimilée à la fécondité de la vie (porter un
veau). Mais elle est dans sa traduction spirituelle la puissance de l'esprit
du don. La crue est donc double : pour le donataire biens matériels, et
pour le donateur prestige et rang social.Il faut insister sur la forme que prend au Rwanda la réciprocité, cette
structure sociale que l'on trouve à la base de toutes les sociétés humaines.
La réciprocité d'origine peut être définie comme une relation de face à
face dans laquelle chacun prend en considération la situation de l'autre.
Elle se généralise si chaque vis-à-vis se dédouble, chacun recevant par
exemple d'un donateur et donnant à un autre, le dernier redonnant au
premier. Il se crée ainsi des réseaux de réciprocité dont chaque membre
est un tiers intermédiaire entre deux autres. Ce statut de tiers
intermédiaire s'accompagne du sentiment de responsabilité, et, lorsque le
don va dans les deux sens, du sentiment d'équité.
Au Rwanda, comme presque partout en Afrique, coexistent deux sortes de
réciprocité généralisée : celle où chacun assume le rôle d'intermédiaire,
la réciprocité horizontale, et la réciprocité verticale où tous les membres
d'une communauté reconnaissent un seul intermédiaire. On parle aussi de
système de redistribution.
Les laboureurs préféraient un système de réciprocité où les deux formes
verticale et horizontale étaient à peu près d'égale importance. Les
pasteurs donnaient la prééminence à la réciprocité verticale. Cette
dernière favorise notamment la puissance ainsi qu'elle autorise une
hiérarchie. Le rang social se détermine suivant que l'on est plus ou moins
apparenté avec le Mwami (roi) ou sa lignée, ou que l'on est détenteur
d'un plus ou moins grand capital de prestige. Mais une telle
différenciation ne doit pas cacher le principe d'organisation sous-jacent.Il est donc important de préciser cette notion car elle est une des données
principales des contradictions que vit le Rwanda. De la base de la société,
la Hutte familiale, jusqu'au sommet de l'Etat, c'est le même principe qui
domine toutes les prestations : l'union de tous autour d'un seul centre.
« Seul le centre de la hutte paternelle possède les vertus qui font les
hommes "grands". » (6)
« Le siège du chef demeure en permanence au centre de la hutte : il en
impose par ses dimensions, son bois patiné, et la vénération qui
généralement l'entoure. » (7)Le siège est situé à la verticale du sommet du toit de la hutte dont le faîte
est un noeud de paille prolongé par une perche que Gasarabwe compare
joliment à une antenne spirituelle. Le siège paternel est au centre de
l'Ikirambi.
« L'ikirambi est la partie centrale de la hutte (...) La présentation
complète des rites qui se jouent au centre de la hutte exigerait de notre
part une description technique des usages « ésotériques » de la vie
quotidienne et de la vie culturelle, ce qui revient à la mise en chantier
d'un traité sur la religion d'un village animiste (...). Village car la
religion n'est pas une affaire privée mais de groupe. » (8)Voici donc une organisation centralisée par une parole religieuse, parole
qui unit et qui lie dans une totalité indivise les membres d'un groupe.
« Lorsque le centre ikirambi est celui de la Hutte-Palais, il se
transforme en Sanctuaire secret, un « Saint des Saints » du royaume
animiste. Toutes consécrations importantes du Royaume : l'intronisation
du roi et des insignes du pouvoir, l'acceptation des richesses, pour
lesquelles il faut rendre hommage au ciel s'accomplissent en ce lieu. »
(9)Les rituels rwandais ont donc lieu au centre de la hutte sous l'autorité
d'un seul responsable. Ce redistributeur est le médiateur de la grâce, de
l'amitié, de la vie, de la fécondité et de la santé, entre les générations.
Mais il organise aussi les relations matrimoniales, d'hospitalité, les
redistributions festives et les sacrifices, etc., réunissant le plus de gens
possibles dans la Hutte - conçue dès lors comme totalité humaine,
personne morale.« En effet la Hutte réunit non seulement la famille primaire, celle de
l'ascendance et de la descendance, mais aussi tous les alliés et les frères
de ces derniers, et les familles des femmes de ces derniers. (...) les
limites de l'association privilégiée étant la tribu et la race. » (10)Nous sommes partis de la grâce, née du don des ancêtres, captée par
l'antenne, nouée dans le temple de chaume, incarnée dans la parole du
chef de lignage qui siège au centre de l'Ikirambi de la hutte. Autour de
la hutte, les diverses activités économiques s'ordonnent en cercles
concentriques, chacune délimitée par une palissade. L'ensemble du
territoire s'appelle le Rugo. Ce terme a-t-il deux sens comme la Hutte,
celui d'un habitat et celui d'une famille ?« L'élégance de l'exposé eût requis une traduction passe-partout, comme
celle de l'Ethnologie classique : enclos. S'en tenir à une telle adéquation
serait comparable à traduire le français « maison » par un terme
supposé équivalent, par exemple : abri. Dans ces conditions, bien
malheureux serait l'étudiant en langue française qui voudrait
comprendre : la Maison des Bourbons... ou tout simplement la Maison
Dupont.
« En effet, aux yeux de l'habitant de la petite république, « Rugo » fait
jaillir bien autre chose que la silhouette d'un enclos : l'homme adulte se
définit par son "Rugo". » (11)Tout est dit dans les termes mêmes de Claude Lévi-Strauss. Le principe
de maison, disait-il, est un principe d'organisation sociale fondé sur
l'unité d'une totalité de compréhension réciproque. C'est un concept
éthique comme on dit la Maison des Habsbourg ou la Maison de France.
(12)La flèche est centrale, le siège est le centre de l'Ikirambi, l'Ikirambi
est le centre de la Hutte, la Hutte est le centre du Rugo et « l'arc de
cercle est le canon mythique du Rugo. » (13)
« Enfin le Muryango « rassemble des « mazu » - Huttes - clans dont
l'étendue va plus loin que la « Hutte » dans la même « ethnie » - race -
et au-delà de la race, à des patrilignages sans aucune communauté
lignagère. Cet amalgame de races aussi différenciées que les Bahutu et
les Batutsi par le mode de vie antérieur à la sédentarisation de ces
derniers, est à notre avis au coeur de la formation de la nation
rwandaise. » (14)Mais comment se réalise cette unité ?
« Sur une colline rwandaise, il y a quelques années, avant les divisions
ethniques et la christianisation, chaque habitant pouvait compter sur tous
les autres : les travaux d'importance, qui risquaient de durer beaucoup
de temps, rassemblaient tous les hommes valides pour bâtir, cultiver
même.
« Un rugo s'installe et un umuhana - s'ajoute à la collectivité.
L'umuhana s'analyse de la façon suivante :
umu : indicateur de classe
ha : donner
na : « et »... particule exprimant la réciprocité à la fin des verbes,
l'association entre les termes indépendants.
Le muhana comme le dit son nom, signifie donc : le partenaire, celui
avec qui on échange des dons. » (15)Une réciprocité dont il faut prendre la mesure : non pas celle qui lie
chaque partenaire à l'autre à charge de revanche, mais celle qui lie chacun
à tous les autres. Laissons parler l'anthropologue rwandais pour dire
cette nuance :« La construction - chez les Rwandais - est en vérité un pacte. Comme
les compagnons de guerre se jurent assistance et fidélité en toutes
circonstances, chez eux comme à l'étranger, en échangeant
symboliquement leur sang, les habitants d'une colline concluent un pacte
tacite par la coopération dont nous venons de signaler les traits
essentiels. » (16)
« Les ouvriers eux-mêmes conçoivent cet acte (la construction de la
hutte) non comme un acte de générosité et d'humanité, mais comme la
preuve de leur propre existence par et pour le groupe. L'on va
« construire » comme on va à la guerre, sans solde...» (17)Il est juste de définir une catégorie qui rende compte de cette fusion dans
un tout unique de l'esprit du don des uns et des autres. Cette forme de
réciprocité, c'est le partage.Il ne nous manque plus qu'un dernier centre qui soit à la dimension du
Rwanda : le centre des milles collines.... Il ne nous manque plus qu'une
parole unique pour tout le Rwanda, qui soit l'expression de cette
confiance de chacun en tous, parole politique mais aussi religieuse
puisqu'elle rend compte de la vie spirituelle. Cette parole est celle du
Mwami.« Dans la vie profane rien n'assimile le Rugo à l'Etat ; cependant, des
considérations du déroulement de nombreux rites, on reconnaît aisément
le symbole. En particulier lorsque le roi se fait pontife et conduit la
liturgie, le Rugo-Palais devient l'autel du Rwanda qu'il gouverne.« Le Rugo du roi est un palais végétal, semblable à celui des sujets,
quant au schéma et aux matériaux qui le composent. Mais dans le cadre
rituel, il est le théâtre de cérémoniaux qui ne peuvent se dérouler dans
aucun autre point du pays, et à ce titre possède un poids particulier. Le
caractère semi-nomade du roi rwandais (...) s'explique par la volonté
rituelle de faire du pays tout entier le « rugo du souverain ». Les
cérémoniaux d'intronisation se déroulent cependant au coeur du pays,
dans l'enceinte principale, dite bwami (chez la royauté). (...) Au cours
des randonnées du souverain dans les différents gîtes secondaires, il
éparpille son caractère sacré dans tous les horizons de l'Etat. Les gîtes
éparpillés étendent la personnalité du monarque à l'échelle du pays. »
(18)Le Mwami est le médiateur entre le ciel et la terre, avec ce qui,
dépassant l'homme, n'en est pas moins appelé à la réciprocité, ou reconnu
par lui comme principe de don ou de génération. De cette relation de
réciprocité universelle naît un principe divin, esprit créateur du Bien qui
unit tous les êtres dans la même filiation ou genèse. L'homme-roi-prêtre
est le témoin de cette continuité, de ce lien, de cette puissance d'être qui
parle de générations en générations, de l'Imana, il est le redistributeur
de la grâce entre les Rwandais. Cette grâce qui fonde la Hutte, fait croître
le Rugo, les réunit sous l'autorité d'une seule volonté commune, est
représentée dans les troupeaux qui deviennent une monnaie spirituelle,
engagée dans les sacrifices et les deuils pour honorer la mémoire des
ancêtres, dans les alliances matrimoniales ou guerrières.
Cette valeur spirituelle est-elle d'une quelconque utilité pour les
Occidentaux ?
En termes de libre échange, une telle valeur de prestige est sans efficacité
économique à moins qu'elle ne soit transformée en son contraire, en
valeur d'échange et en capital. Pour cela il faut remplacer les
représentations collectives des Rwandais, par d'autres qui puissent se
concilier avec le système économique occidental (19). La destitution du
Mwami et l'intronisation d'un prince chrétien par les Belges symbolise
déjà cette substitution d'imaginaire. C'est le travail de longue haleine de
l'Eglise Catholique que de détruire les représentations religieuses des
Rwandais pour instaurer en leur place les représentations occidentales.
Cette substitution aurait-elle pu se produire de façon pacifique comme
l'intégration des Tutsi et des Hutu ? (20) Les valeurs religieuses
chrétiennes et leurs représentations ne sont-elles pas également nées de
structures de réciprocité ? Elles ont cependant évolué de concert avec le
mode de production occidental pour être aujourd'hui non seulement
compatibles avec le libre échange, mais de sens inverse à celui qu'elles
avaient du temps des Evangiles, au point que l'Eglise Catholique récente
propose même aux Africains d'adopter le système capitaliste (21).L'administration coloniale, de son côté, entendait réaliser la
métamorphose du don et du prestige en propriété et profit c'est -à-dire
renverser l'ordre économique rwandais du tout au tout (22). Ce que l'on
a appelé démocratie fut la généralisation de l'idée d'intérêt privé en lieu
et place de l'Ubuhake.
Sans doute une révolution pouvait-elle s'envisager, qui aurait permis de
remplacer la réciprocité hiérarchisée et inégale par une réciprocité
égalitaire, c'est-à-dire une démocratie de citoyens responsables (davantage
d'Umuhana que d'Ubuhake). Mais la démocratie imposée fut une
inversion de l'idée démocratique africaine : la liberté des intérêts privés.
Les Européens ont imposé au peuple rwandais, en lieu et place de leur
système économique, le libre échange. En cas de crise, les Rwandais ne
peuvent donc plus recourir aujourd'hui à leurs représentations, ni à leurs
structures génératrices de valeurs humaines. Privés de leurs références
éthiques, de leur Imana, et privés des relations fondamentales qui en sont
le siège, l'umuhana ou l'ubuhake, ils sont dans une «double» impasse, une
impasse « aveugle ».A l'intérieur de leur rugo (maisonnée) ils respectent des rituels précis, et
tous ces rituels sont des rituels de dons et de réciprocité qui font de
l'autre le souci de chacun. Mais dès qu'ils ont affaire avec
l'Administration ou le monde extérieur, ils doivent au contraire agir
selon leurs intérêts, et considérer l'autre comme un concurrent. Or une
telle contradiction n'est pas reconnue. Cette méconnaissance peut
expliquer la fragilité de la conscience collective. Le peuple rwandais est
sans doute plus que fragilisé, son être social est fragmenté, et ne donne
l'apparence d'unité nationale que parce qu'il est maintenu en l'état par des
forces extérieures.
A l'heure de la décolonisation il semble que deux contradictions se
croisent : 1) celle de la Tradition africaine fondée sur le don et de
l'Occidentalisation fondée sur l'intérêt. 2) celle de la réciprocité verticale
et de la réciprocité horizontale, contradiction transformée par
l'Administration en domination de l'ethnie tutsi sur l'ethnie hutu au temps
de la tutelle coloniale, puis de l'ethnie hutu sur l'ethnie tutsi avec la
démocratie (23).
Quinze ans avant le génocide de 1994, Gasarabwe avait dénoncé le
caractère systémique du génocide en Afrique dans cette double impasse de
l'occidentalisation forcée des sociétés africaines :« Etendue à l'Afrique Noire, une démocratie de type rwanda aboutit à
un charnier, car chaque ethnie pour jouir de la sécurité et de
l'épanouissement légitime voudrait former un Etat indépendant. » (24)Un événement symbolique violent (tel le meurtre du chef du Rwanda)
suffit à faire apparaître cette impasse comme insupportable, entraînant
son refus par le sacrifice d'un bouc-émissaire.« Le sens de la tyrannie des rois s'est inversé pour dégénérer dans une
société tendue tout entière vers la destruction de son passé, grâce à la
disparition physique de tous ceux qui rappellent que ce passé fut. » (25)De tous les pays africains, le Rwanda est l'un de ceux qui a le plus
développé la réciprocité verticale. Il est de ce fait l'un des plus
vulnérables à l'agression occidentale. Il suffit en effet de détruire la tête
du système de redistribution qui est aussi le symbole de toutes les valeurs
pour que la société soit d'un coup plongée dans le chaos. C'est la même
tragédie que connurent les empires aztèque, maya et inca il y a
exactement cinq siècles en Amérique centrale et Amérique du Sud.
Cependant la folie qui menace une société défaite ne devient pas
nécessairement meurtrière. Or, ici, elle devient folie de meurtre et de
surcroît cette folie de meurtre ne se tourne pas contre les agresseurs,
contre les chrétiens ou les capitalistes, mais au contraire elle se retourne
contre les Africains, contre des proches qui sont tout autant victimes de la
même agression. Elle est d'une certaine manière suicidaire. Ce n'est pas
l'étranger, ou l'ennemi, le Blanc qui est haï, et qui est détruit ; les
Rwandais nomment d'autres Rwandais comme ethnie à détruire.
Comment rendre compte d'un tel génocide où le racisme est retourné
contre l'identique plutôt que d'être tourné contre une "race étrangère" ?
C'est le statut du meurtre, de la guerre, de la vengeance, de la violence
dont il faut comprendre l'évolution ou la transformation récente à
l'intérieur de la société rwandaise.
Dans les communautés rwandaises, comme partout ailleurs dans le monde,
les hommes ont soumis le meurtre et la vengeance au principe de
réciprocité parce qu'hors de la réciprocité guerre ou vengeance sont
innommées, n'ont pas de sens, et se propagent sans pouvoir être jamais
maîtrisées.
De récentes études sur la vengeance (26), y compris dans une
communauté des grands lacs africains (27), ont montré que dans les
communautés où domine la réciprocité des dons, la justice face à une
agression n'est pas seulement réparation du dommage mais, avant tout,
l'exigence que la victime retrouve l'initiative qui était la sienne dans la
relation de réciprocité et dont elle a été écartée par la violence,
c'est-à-dire qu'elle redevienne partie prenante dans la création de la
valeur (28). Ainsi le fait que la victime retrouve l'initiative dans une
relation de parité avec autrui est suffisant pour restaurer la communauté.
Il ne s'agit pas, pour le médiateur chargé de rendre la justice, d'exiger un
massacre pour un massacre, un meurtre pour un meurtre, mais de
restaurer une relation de réciprocité, laquelle peut donc ne pas être de
guerre ou de meurtre : c'est dire qu'un meurtre peut être remplacé par
un mariage ou un don.
Quelle était au Rwanda l'instance qui opérait dans chaque conflit majeur
cette conversion de la réciprocité négative en réciprocité positive ? Cette
instance qui transformait tout meurtre en ce que l'on appelle une
composition était le roi-prêtre, le Mwami. Lui seul comme principe
d'unité du Rwanda pouvait trancher et juger les délits importants (29).
Mais lui supprimé, alors le meurtre et la violence n'ont plus de médiation.
L'Imana, la grâce divine ne peut plus descendre sur aucun siège de
justice. Chacun agit en fonction de son intérêt. Et dans cette jungle, s'il a
peur de l'autre il prend les devants. Le raisonnement de Hobbes devient
réalité. Il est certes faux de dire que l'homme est né loup pour l'homme.
Il est né homme pour l'homme, mais lorsque l'on détruit le principe qui
l'a fait homme, alors il peut devenir loup pour l'homme. La guerre de
tous contre tous, la thèse du génocide n'est pas un état primitif, c'est un
état induit par la destruction de la réciprocité et le triomphe des intérêts.
La morale des religions importées se révèle fragile car ces religions sont
de connivence avec le système économique qui détruit la réciprocité et qui
provoque la folie meurtrière. L'action des missionnaires ou des
humanitaires ne cesse en réalité de saper les sources de l'éthique propre
aux habitants du pays pour lui substituer des références spécifiques d'une
civilisation étrangère dont les arguments pour se prétendre garante des
droits universels sont loin d'être décisifs.Au Rwanda, comme la réciprocité horizontale était soumise à la
réciprocité verticale, le roi-prêtre était un juge souverain qui rétablissait
l'équilibre et la parité en termes d'alliance. Le Mwami ordonnait le prix
du sang pour réaffirmer le respect des valeurs suprêmes.Que peut-il donc arriver lorsque les principes de la justice et
l'organisation traditionnelle de la justice dans une telle société sont
supprimés ? Quel sens peuvent avoir meurtre et vengeance ? Le meurtre,
la vengeance et la guerre deviennent l'expression sans limite de
l'inhumain. Certes tant qu'un autre système se surimposait au système
africain, une autre justice (coloniale) s'exerçait, mais avec la
décolonisation, qui pouvait maintenir un code étranger pour remplacer
les réalités culturelles rwandaises détruites ? (30) Et faut-il en appeler
aujourd'hui à une nouvelle tutelle internationale ?L'autorité du mwami a été révoquée au profit d'un pouvoir démocratique
de type capitaliste, (et à présent d'une dictature). Le pouvoir pour le
pouvoir s'est installé à la tête de l'Etat, mais en gardant la capacité de
mouvoir le Rwanda à sa guise. La décapitation de l'autorité spirituelle ne
veut pas dire pour autant que la coutume de partager soit abolie. La
coutume demeure comme un vaisseau désemparé. Le partage est un
principe désormais sans gouvernail, à la merci de qui s'en empare. Ainsi,
puisque les Rwandais étaient unis dans la même totalité, de nature
religieuse, tout événement national se continuera de se propager comme
une onde du centre vers la périphérie, de radio des mille collines à toutes
les collines. Pour expliquer la diffusion immédiate du meurtre ou de la
paix ou de tout autre événement, il suffit du pouvoir. Toute diffusion est
un acte collectif et immédiat, ordonné par la catégorie du partage : elle
est la conséquence d'un système logique. Le génocide rwandais est plus
systémique qu'idéologique.
L'alibi des Occidentaux
Existe-t-il une organisation nazie hutu qui aurait planifié le génocide des
Batutsi ? Bien qu'elle puisse donner des gages, cette thèse semble bien
n'être qu'une théorie faible. Elle a surtout l'avantage de délivrer les
Occidentaux de toute compromission, car il paraît, au premier abord,
insensé de dire que des conseillers français instruisaient des milices non
pour combattre une guérilla armée par d'autres, mais avec la claire
conscience de provoquer un génocide de type nazi. Elle permet
d'escamoter les ingérences ethnocidaire et économicidaire des
Occidentaux en reportant à très peu de frais la responsabilité du génocide
sur les seuls Africains. Néanmoins, la collaboration des autorités de la
France à la préparation du génocide des Batutsi fait de moins en moins de
doute (31), comme ne fait pas de doute celle des conseillers belges (32).
Aussi les Européens ont-ils basé leur défense sur le postulat que les
génocides en Afrique seraient inhérents à la civilisation africaine.Notre argumentation tend au contraire à faire porter la responsabilité des
conditions dans lesquelles le génocide est devenu possible au libéralisme
économique et au prosélytisme catholique, mais cette responsabilité est
refusée par les intéressés persuadés d'avoir oeuvré pour l'émancipation
des Africains, d'autant plus que les Africains eux-mêmes ont accepté les
rôles qui leur ont été proposés dans les structures de pouvoir occidental.
Ces Africains soutiennent que l'avenir de l'humanité passe par la solution
occidentale, et que les malheurs d'aujourd'hui (la démocratie-charnier
annoncée par Gasarabwe) ne sont que des sacrifices nécessaires.
Ils accréditent l'idée que les génocides sont le prix à payer de la
démocratie. De la démocratie de l'argent certainement, mais non de la
démocratie des hommes, négation a priori de tout meurtre. La démocratie
ne peut se fonder sur l'épuration ethnique par les Serbes ou les Croates,
ni sur le massacre des Tchétchènes ou des Kurdes, ou des Tutsi par des
Hutu.
Dénoncer l'économicide (la substitution aux structures de réciprocité, de
structures capitalistes) ou l'ethnocide (la destruction de l'imaginaire
autochtone) comme deux préliminaires au génocide souligne
l'incompétence anthropologique de leurs auteurs plus qu'une volonté
délibérée de nuire. Aussi la critique leur paraît-elle injuste, comme
apparut sévère aux missionnaires sur le nouveau monde d'être dénoncés
par Bartolomé de Las Casas. Mais les bonnes intentions ne sont pas des
excuses : les racines du racisme et du génocide restent l'ethnocide et
l'économicide.
Quant aux Africains qui justifient ou utilisent les alibis des Occidentaux,
il nous semble qu'ils laissent se retendre les deux mâchoires du piège,
l'ethnocide et l'économicide. Ils se condamnent au pire, préparent les
conditions de prochains massacres, dont ils seront les uns les victimes, les
autres les bourreaux.
L'utilisation qu'ils font de la démocratie pour rejeter la Tradition, dont
les Batutsi étaient les garants, est sans doute un abîme car sans éthique qui
lui soit adaptée, et livrée à la seule volonté de puissance, la démocratie est
aussitôt asservie au racisme et au génocide, mais le recours à l'idée de la
démocratie comme justification de l'emploi des armes contre la dictature
du nombre conduit à un régime aussi totalitaire que le régime stalinien.
L'idéologie d'un tel pouvoir ne peut se prévaloir d'aucune supériorité sur
le racisme qu'il prétend dénoncer, car l'antiracisme n'est plus que la
justification d'une dictature raciste par la caste au lieu de l'être par
l'ethnie.
Le rôle de l'Eglise Catholique
Dans une conférence-débat préparée par l'association SARA à
Montpellier, le 18 Avril 1995, Charles Albert Ryng observait que dès
1902 l'Eglise Catholique introduit une scission dans l'unité rwandaise. Les
Batutsi récusent d'abord les missionnaires. Une telle attitude contraint les
Pères Blancs à scolariser des enfants de Rwandais éloignés des
responsabilités politiques, c'est à dire Bahutu. La distinction de deux
groupes comme classes sociales, est d'ores et déjà induite par les Pères
Blancs. Elle va se préciser par une attitude similaire mais au profit cette
fois des responsables politiques. Les Batutsi, en charge de l'organisation
du Rwanda, ont en effet perçu l'importance des événements et devinent le
danger. En 1907, l'oncle du Mwami lui recommande d'accepter la
formation des jeunes Batutsi par les religieux catholiques. L'institution
religieuse réagit favorablement et façonne alors les élites rwandaises dans
une proportion de 80% de Batutsi. La théorie des Pères Blancs est celle
du Cardinal Lavigerie « qui convertit les chefs, celui-là tient le pays ».
Les Pères Blancs veulent maîtriser le pouvoir et les écoles. L'Eglise
respecte en apparence l'unité de l'organisation rwandaise, mais seulement
afin de pouvoir diffuser sa doctrine. Elle ne cherche pas la rencontre de deux
religions mais la substitution de l'une à l'autre. En 1942, le Rwanda est
proclamé royaume du Christ-Roi par le Cardinal Lavigerie. L'Eglise vide
de contenu l'organisation verticale rwandaise pour l'utiliser comme canal
pour sa propre parole. Et ce changement transforme la responsabilité
religieuse des Batutsi en pouvoir de police, ce qui veut dire aussi que les
Bahutu deviennent des colonisés de l'intérieur. La distinction de deux
classes sociales devient celle d'une classe dominante et d'une classe
dominée auxquelles on attribue des qualificatifs ethniques. Lorsqu'elle
pensera maîtriser le développement des masses, l'Eglise rejettera la
coquille vide du pouvoir tutsi. Le pouvoir tutsi sera défini comme un
pouvoir aristocratique. La deuxième aîle de l'église, dite progressiste, va
donner son appui aux revendications sociales des masses Bahutu...
L'Eglise change d'attitude et reporte sa sollicitude sur la paysannerie
hutu. Pour Charles Albert Ryng, ce changement indépendamment des
contenus qui le motivent, fut une catastrophe car il scella une opposition
entre deux classes selon un modèle occidental, sous la forme de deux
groupes ethniques tutsi et hutu (33).L'impasse génocidaire
Cette division occidentale se heurte à ce qui faisait l'essentiel de la
conscience rwandaise, le principe d'union. Cette contradiction entre la
division et l'union aboutit à une impasse : chacun des deux groupes ne
peut plus prétendre à l'unité du tout que par l'exclusion de l'autre. La
logique de l'exclusion radicale de l'autre est instaurée (34).La lutte des classes, qui est au Rwanda une fiction révolutionnaire
imposée par les Occidentaux se heurte au principe de l'organisation de la
société rwandaise, le principe d'union qui structurait la société rwandaise
de la hutte d'origine (hutu ou tutsi) à l'Etat rwandais. Charles Albert
Ryng parle d'un tremblement de terre qui affecte les familles rwandaises.
Le pouvoir, dit-il, conduit désormais inévitablement à la prédominance
d'une région qui favorise les uns et exclut les autres. La parité (la
réciprocité) est désormais impossible, et qui prétendrait posséder la clef
d'une solution mentirait.
Ce défi doit être adressé à ceux qui ont créé l'impasse par ambition
politique et prosélytisme religieux.
Mgr Perraudin, cheville ouvrière du progressisme chrétien, défend dans
sa lettre pastorale de 1959 la justice sociale, l'abolition des corvées, la
liberté d'expression, le droit au syndicalisme, la propriété individuelle,
etc., toutes sortes de réformes démocratiques à la française. Grégoire
Kayibanda, un ancien séminariste, devenu secrétaire particulier de Mgr
Perraudin, forme la même année un gouvernement provisoire, et la
République est proclamée en 1961. Aussitôt, des centaines de milliers de
Batutsi sont assassinés ou fuient. Mais cette tragédie est considéré par les
progressistes comme le prix à payer de la démocratie.
L'inégalité de la réciprocité verticale a servi de prétexte aux Occidentaux
pour induire une rivalité de classes, alors que cette inégalité pouvait être
corrigée par davantage de réciprocité horizontale. Une telle rivalité de
classes ne se soutenant pas de la réalité rwandaise, s'est réfugiée dans la
catégorie proposée par les Occidentaux : l'ethnisme.
La responsabilité du génocide
En 1964, Kayibanda, devenu Président du Rwanda, écrit aux réfugiés
Batutsi :
« A supposer par impossible que vous preniez Kigali d'assaut, comment
mesurez- vous le chaos dont vous seriez les premières victimes. Vous le
dites entre vous, ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi. »Le Chef de l'Etat sait, les stratèges, les hommes politiques au Rwanda
savent, que le génocide est une donnée systémique. En 1994 le génocide
deviendra une donnée stratégique.Théo Karabayinga et José Kagabo (35) citent également le manifeste des
Bahutu de 1957 :« Et si par hasard (la Providence nous en garde) une autre force
intervenait qui sache opposer le nombre, l'aigreur et le désespoir aux
diplômes ! L'élément racial compliquerait tout et il n'y aurait plus
besoin de se poser le problème : conflit racial ou conflit social. »François Rukeba, fondateur du parti monarchiste, avertissait :
« Les Rwandais privés de leur mère patrie, une fois déterminés de
rentrer bon grè, mal grè, feront une attaque qui dispersera vos
interventions militaires et qui se clôturera par le massacre général des
deux camps antagonistes. » (36)L'utilisation de cette donnée systémique en force stratégique établit la
responsabilité directe du génocide.Néanmoins, les Français peuvent être dénoncés comme des collaborateurs
du génocide : les Batutsi ont cessé toute agression armée dès 1967. En
1990, personne n'envisageait encore que le génocide pourrait être utilisé
comme élément de lutte pour le pouvoir. L'armée du Rwanda compte
seulement 3.000 hommes. Le FPR, qui défend les droits et intérêts des
réfugiés Batutsi, prend alors la décision de reconquérir le pouvoir par les
armes. La France organise la défense du régime en place en formant une
armée de 40.000 hommes. Comme l'a souligné Luc de Heusch (37),les
Français ne pouvaient ignorer qu'ils préparaient un génocide raciste. Mais
la stratégie du génocide rwandais ne pouvait à plus forte raison être
ignorée des responsables rwandais eux-mêmes, et c'est en connaissance de
cause que certains d'entre eux ont choisi l'affrontement armé. Il n'est pas
certain que le FPR n'ait pas décidé lui-même de compter le génocide de
ses propres concitoyens comme le prix à payer pour prendre le pouvoir !S'il est avéré que le génocide a été délibérément provoqué par des
responsables africains parce qu'intégré dans une stratégie de conquête du
pouvoir, il devient difficile de ne pas inscrire cette stratégie dans les
données d'un système structuré par la colonisation économique et
idéologique du monde occidental. Le génocide est bien inscrit dans la
structure économique et politique du Rwanda puisqu'il est compté comme
une donnée stratégique dans la lutte pour le contrôle du pouvoir. La
démission des puissances extérieures devant ce calcul ne signifie-til pas
aussi que les parrains du génocide étaient conscients de leurs actes ?Dans tous les cas, aucune des parties n'est capable de résoudre la
contradiction entre une bipartition de la société rwandaise selon les
normes occidentales d'une part et d'autre part le principe d'union qui est
l'axe vertical de cette société africaine. Pour avoir dû abandonner leur
histoire à des puissances qui prônent une démocratie rivée au libéralisme
économique et à sa morale religieuse, et pour ne redevenir responsables
de leur pays qu'à la condition de ne pas remettre en question les
conceptions occidentales, les Rwandais sont condamnés au charnier
démocratique. Ils ne sont pas les seuls. Des tragédies identiques se
préparent dans de nombreuses autres régions d'Afrique sur les mêmes
bases systémiques.
Depuis la rédaction de ce texte un n°spécial des Temps Modernes a été
consacré au Rwanda (n°583, Juillet-Août 1995) qui apporte un nombre
important d'informations, de témoignages et d'analyses nouvelles, à la
suite de deux articles fondamentaux de Luc de Heusch, parus également
dans Les Temps Modernes ("Anthropologie du génocide", n° 579,
décembre 1994), et de Dominique Franche ("Généalogie du génocide
rwandais", n° 582, mai-juin 1995).
Les auteurs s'accordent pour dire que le racisme ethnique est un
phénomène lié à la colonisation et non pas à la tradition africaine. Ils
concluent également que les conditions du génocide ont été préparées par
des Occidentaux.Le commentaire de Michel Elias des événements au Burundi nous
permettra de montrer comment malgré des situations différentes les
Africains sont pris dans le même piège.L'auteur repère le principe d'union, et le prestige (38). Il les relie aussitôt
à la réciprocité verticale qu'il appelle rapports de clientèle (39).
Il montre que la désorganisation du royaume entraîne un repli identitaire
des colonisés :« L'habitant des collines, désorienté par de nouvelles règles de
fonctionnement social, va, de lui-même, chercher à retrouver dans
l'ethnie une identité simple et stable. » (40)Il explique comment l'ethnisme peut être adopté par ses propres
victimes :
« Comment en effet, aurait-il pu supporter autrement le passage brutal
d'un système traditionnel à la modernité ? (41)
« Anciennement situé, avec toute sa famille élargie, dans des
appartenances héréditaires complexes (lignages, etc.) et engagé tout aussi
collectivement dans des réseaux fondés sur des liens personnels, on lui
demande du jour au lendemain de comprendre qu'il doit, dans une
"logique de marché", choisir en tant qu'individu isolé entre des partis et
des programmes pour lesquels on sollicide son "adhésion" individuelle.
L'ethnisme devient sans doute l'ultime et obscur commun dénominateur
du lien social lorsque les autres relations sont détruites. » (42)L'histoire du Burundi semblait devoir se dessiner à l'inverse de celle du
Rwanda. Au moment de l'indépendance, le Mwami fonde un grand parti
l'UPRONA et contrairement au Rwanda, où le parti de la monarchie est
balayé par la marée Hutu, l'UPRONA obtient l'adhésion du peuple avec
une victoire incontestée. On pouvait donc espérer que la révolution et la
tradition, alliées, réussiraient la décolonisation. Cette victoire était
l'uvre de Rwagasore, le fils aîné du Mwami. On ne s'étonnera donc pas
que, dix jours seulement plus tard, celui qui symbolisait à la fois le
principe d'union du Burundi, la puissance spirituelle religieuse, la
résistance au Blanc, et l'essor révolutionnaire ait été assassiné. Alors
l'histoire du Burundi redevient celle du Rwanda : la dérive vers
l'affrontement ethnique.« L'assassinat de Rwagasore marque l'origine d'une dérive qui va
conduire d'une part à la division de l'UPRONA, et d'autre part aux
premiers affrontements Hutu/Tutsi (...) A l'avenir, en effet, les
politiciens hutu se laisseront séduire par la logique de la solidarité
ethnique. De ce que leur ethnie est majoritaire en nombre, beaucoup
tirent un argument pour leurs aspirations au pouvoir. »La suite de l'histoire est l'irréversible radicalisation des extrêmes au
détriment des modérés. Au Burundi comme au Rwanda, le pouvoir, une
fois vidé de son contenu, devient l'enjeu d'affrontements nécessairement
bipolarisés, et radicalisés sur les solutions les plus efficaces, c'est-à-dire
prédéterminées par le racisme ethnique.« Un paroxysme est atteint lors du massacre des élites hutu de 1972 qui
fit plus de 200.000 morts (certaines évaluations font état de 500.000
victimes). Cette tragédie débute par une insurrection hutu dans le sud du
pays, le 29 Avril. A ce soulèvement localisé répond un "nettoyage
ehnique" généralisé, opéré par l'armée et la "Jeunesse Révolutionnaire
Rwagasore, émanant de l'UPRONA". Les Hutu sont emmenés en masse
dans des camions et disparaissent. Durant tout le mois de Mai jusqu'à la
mi-Juin, les tueries se poursuivent à huis-clos. Toutes les élites hutu
furent éliminées, depuis le ministre jusqu'aux instituteurs et aux écoliers.
Un tiers des étudiants (les Hutu) de l'université furent tués ; à l'Athénée
de Bujumbura, trois cents élèves disparaissent sur les sept cents que
comptait l'établissement. Tous les officiers et soldats hutu furent
éliminés, 60% des pasteurs protestants, dix huit prêtres et religieux
catholiques. Les Hutu instruits qui échappent au massacre sont contraints
à la fuite. On ne trouve plus aucun Hutu ayant étudié en Europe. La
plupart ont été tués. Les rescapés sont en exil. En quelques jours, un
massacre effrayant est accompli.
« Si l'on en croit un document officiel adressé en 1968 au Président
Micombero par son ministre de l'information Martin Ndayahoze, ce
massacre n'est que la réalisation d'un plan d'extermination des élites
hutu préparé notamment par Arthemon Simbananiye. Ce même Martin
Ndayahoze, un des rares ministres hutu de Micombero, devait lui-même
être victime de ce "plan Simbananiye". Il sera assassiné dans la tuerie
qu'il avait prédite. »La similitude est telle avec le génocide rwandais bien que ce soit ceux qui
se disent Tutsi qui tuent ceux qui sont dits Hutu que l'on peut
difficilement éviter la question du caractère systémique du génocide. C'est
sans doute pourquoi le président Mitterrand parlait de génocides au
pluriel, révélant par là même qu'il était fort bien informé de ce qui se
tramait au Rwanda, le modèle du génocide étant déjà dans ses archives.Michel Elias, lui, évite d'employer le terme de génocide sans doute pour
ne pas autoriser l'amalgame entre les massacres du FPR et le génocide du
Burundi, amalgame qui pourrait être invoqué pour justifier la
collaboration française avec le génocide rwandais (censée prévenir un
autre génocide de type burundais).
Mais au Burundi, il s'agissait bien d'un plan organisé, d'autant plus
systématique qu'il restait maîtrisé par une volonté lucide. "Un massacre à
huis clos" dit l'auteur. La différence de ce huis clos avec la folie
populaire du Rwanda vient peut-être de ce que les Batutsi sont
minoritaires au Burundi comme au Rwanda, et ne peuvent "faire appel au
peuple", alors que les Bahutu sont majoritaires et peuvent se confier à la
"puissance des masses". Mais la logique du génocide, du "plan de
nettoyage ethnique généralisé" est la même.
Lorsque en 1993, les Bahutu obtiennent la majorité à des élections
concédées sous la pression internationale, cette majorité est dirigée par un
homme de conciliation "atypique" Melchior Ndadaye qui refuse la dérive
ethniste. On croit que le Burundi a une deuxième chance historique. Mais
rien ne parvient à modifier le caractère systémique du "cycle" (43).« Ce mouvement cyclique qui a fait trois ou quatre tours complets
depuis 1965 alternant phases d'oppression silencieuse, de révoltes
subites, de répressions féroces et d'exodes, aurait pu s'arrêter en 1993.
L'arrivée au pouvoir d'une équipe atypique par rapport aux conventions
politico-ethniques du passé, légitimée par des élections libres et porteuse
d'une nouvelle vision des enjeux burundais aurait pu mettre un terme au
cycle mortel. Mais sortir de ce cycle, c'était sans doute mettre en danger
ceux qui en avaient si longtemps assuré le mouvement. Il fallait pour eux
que Ndadaye meure. » (44)Mais peut-on sortir du cycle ? L'assassinat du Mwami ou de tout
candidat "atypique" qui restaurerait le système africain n'est-elle pas
programmée depuis les origines par ceux qui profitent de la situation ?
Les auteurs soulignent que la disparition de l'autorité spirituelle africaine
(il suffit pour cela de l'assassinat du Mwami ou du Président qui joue
son rôle) entraîne une lutte pour le pouvoir favorable à celui qui utilise
les forces les plus radicales.
La contradiction du principe d'union et de l'opposition introduite par le
régime parlementaire est une contradiction mortelle pour les systèmes de
réciprocité centralisée d'Afrique.
Elias insiste sur ce qu'il appelle "une histoire répétitive et amnésique" qui
semble bien indiquer que les Burandais sont pris dans les machoires d'un
piège dont ils ne connaissent ou ne maîtrisent pas les ressorts. Aussi son
pronostic n'est-il pas plus optimiste que celui de Gasarabwe il y a dix ans.« On peut imaginer les ravages du choc culturel qu'a provoqué la
colonisation sur un univers qui était resté mentalement stable jusque-là :
une société pyramidale où des clans et des lignages avaient assuré des
rôles aussi hiérarchiques qu'immuables, où des relations contractuelles
interpersonnelles tissaient des réseaux de protection et de service, où le
langage servait plus au mystère qu'à la communication. L'univers
burandais "découvert" par le colonisateur a été "recouvert", c'est-à-dire
détruit, déformé et reformulé. A sa perception déformante, l'Européen
a surajouté d'autres modèle, basés sur la concurrence généralisée entre
individus, sur l'idéologie de l'égalité des chances et du projet individuel,
sur les principes politiques de la majorité et de la représentation
nationale. » (45)Le colonisateur a interprété la hiérarchie en classes noble et plébéienne,
opposé ces classes arbitraires en identités ethniques tutsi et hutu,
disqualifié l'autorité religieuse autochtone et ses valeurs (le mystère ! dit
Elias) pour leur substituer l'autorité religieuse des Eglises occidentales.
Nous retrouvons les deux contradictions décelées au Rwanda : l'une entre
la réciprocité verticale et la réciprocité horizontale transformée en
l'opposition d'une classe noble et d'une classe populaire ; l'autre entre le
principe de réciprocité et le principe du libre échange. Ces deux
contradictions sont la croix sur laquelle est sacrifié le peuple du Burundi
et le peuple rwandais.D'autres auteurs ont souligné le caractère systémique du génocide en
montrant que le peuple rwandais participa au génocide comme s'il était
pris dans une obligation sociale. L'obligation sociale de solidarité se
transforme en obligation sociale de meurtre lorsque le système de
réciprocité africain est dénaturé par la logique du système occidental.« Nous avons interrogé, droit dans les yeux, des adolescents de quinze
ans qui avaient, la machette à la main, systématiquement abattu toutes les
personnes réfugiées dans l'enceinte de tel évêché.(...) Nous avons vu
dans ces yeux qui mentaient, le lieu d'échouage de cent ans de pensée
erronée. Une pensée qui a consisté à appliquer là-bas (...) les systèmes de
classification raciale théorisés au cours du XIX ème siècle, et à
s'appuyer ensuite sur eux afin d'établir le pouvoir du colonisateur et
conserver de ce pouvoir ce qui pourrait l'être après la décolonisation.
Qu'il s'agisse de s'appuyer sur les Tutsis - d'abord - , ou sur les Hutus -
ensuite -, l'univers mental fut le même : ériger des classes sociales en
ethnies, fonder l'avenir d'un pays sur un clivage racial, exacerber ce qui
divise, refuser de parier sur ce qui unit...» (46)Nous ne suivrons pas, cependant, Eric Gillet sur un point où son
expression est ambiguë « ériger des classes sociales en ethnies ». Le fait
même d'interpréter les sociétés africaines du Burundi ou du Rwanda en
classes sociales, nous paraît l'erreur d'origine. Rien ne peut empêcher
ensuite que les dites classes ne se figent, ne se pétrifient en blocs
ethniques, justement parce que ces définitions sont arbitraires. Ce que l'on
baptise riche ou pauvre, noble ou tiers-état, selon nos canons historiques,
ne se laisse pas réduire à ces catégories occidentales. Le religieux par
exemple n'est pas séparé comme en Europe du politique, et la monarchie
est à la fois autorité politique et religieuse. Lorsque le contenu ethnique
investit les structures formelles occidentales, ce contenu est mutilé de sa
propre dynamique (la réciprocité) pour être contraint par la dynamique
de ces structures formelles (la réciprocité est transformée en la
compétition des intérêts).Nous ne suivons pas non plus Eric Gillet lorsqu'il réclame une justice
occidentale pour les auteurs rwandais du génocide :« L'oeuvre de justice, écrit-il, rend sa part à chacun. Elle restitue sa
dignité au Hutu innocent, et brise par là même la malédiction d'une
ethnie coupable. Elle fait apparaître la diversité qui caractérise cette
ethnie et crée par conséquent de nouvelles conditions de possibilité d'une
liberté individuelle. » (47)Cet individualisme pose problème. Etre Hutu c'est être le centre de
nombreuses relations inter-subjectives qui sont premières par rapport à la
subjectivité, qui nourrissent la responsabilité de chacun vis-à-vis de tous.
Le principe de responsabilité n'est pas suspendu à une métaphysique ou
une religion séparée. La responsabilité est partagée entre toutes les parties
prenantes du pacte d'humanité. Il serait facile de dire qu'un adolescent de
quinze ans, tueur à la machette de ses proches parents par alliance, est
coupable, et que le missionnaire qui a systématiquement détruit la notion
de l'Imana chez cet adolescent est innocent. Ne serait-ce pas d'avoir brisé
les pactes qui originent les personnes, ne serait-ce pas d'avoir rompu tous
les réseaux de réciprocité pour réduire chacun à son intérêt propre, la
véritable irresponsabilité ? Cette destruction, il est vrai, pourrait être
compensée par l'apport d'autres références éthiques, extérieures,
missionnaires, mais alors il faut l'appui de la contrainte comme le
proposait Lavigerie, pour détruire et pour imposer. On revient à la
logique de la colonisation.
A notre avis, la justice ne devrait pas être confisquée par les Occidentaux,
mais elle devrait être rendue aux Rwandais, aux chefs de hutte, afin qu'ils
en appellent à leur tradition et rétablissent les équilibres sociaux là où ils
ont été défaits, par un systématique remaillage symbolique. C'est de
proche en proche que chaque famille peut et doit reconstituer le drame,
"compter les morts" afin de les réintroduire dans la mémoire collective,
et leur donner une place dans la vie. Chaque victime doit être reconnue et
respectée comme jadis, car l'oubli d'une seule déséquilibre la
communauté entière. Ce que les anthropologues appellent les
compositions doivent être accomplies sous le contrôle des chefs des
Muryango , des chefs des collines, et peut être aussi les sacrifices
expiatoires.
Y-a-t-il une clef du futur ? La clef est peut-être dans cette question de
José Kagabo :
« Est-ce qu'aujourd'hui le Manifeste des Bahutu est pensable ? Est-ce
que la lettre des grands Bagaragu de l'Ihwami est pensable ? »
(Il s'agit de deux textes publiés en 1959 et qui contiennent les premières
manifestations écrites de positions politiques explicitement fondées sur
l'ethnisme) (48)
Mais les Africains ne sont-ils pas désemparés devant la grandeur de cette
tâche ? Il s'agit ni plus ni moins de remettre en cause la logique occidentale qui a conduit à ces deux manifestes qu'ils jugèrent jadis fondateurs.
Est-ce possible de mettre en cause non pas seulement la colonisation mais
l'occidentalisation ? Peut-on dire qu'il faut rétablir le principe d'union ? (49)
Peut-on dire que le Mwami doit être rétabli dans ses prérogatives
spirituelles ? Peut-on dire que la justice rwandaise doit être décentralisée
et qu'il faut reconnaître la légitimité judiciaire des responsables
traditionnels africains ?
Peut-on associer les représentants des Muryango en chambre haute qui
fasse contre-poids d'une assemblée élue ?
Peut-on discerner l'économie de profit de l'économie de prestige et créer
des interfaces entre l'une et l'autre en précisant le champ de chacune
d'elle ?
Peut-on prier les Eglises étrangères de renoncer à l'économicide et à
l'ethnocide ?Notes
(1) « Au Rwanda, comme dans les pays des Grands lacs, trois peuples vivent en
étroite contiguïté, depuis au moins trente générations. Evaluée actuellement à plus de trois millions et demi d'habitants, la population rwandaise se distribue en trois groupes morphologiquement diversifiés, parlant néanmoins le même langage, et dotés par une longue histoire commune d'une culture nationale spécifique et bien marquée. Les statistiques officielles récentes font état de 90% de Bahutu, 7% de Batutsi, et 1% de Batwa.
« Les Bahutu sont les descendants des laboureurs qui, dans un temps ignoré de l'Histoire écrite, organisés en familles patriarcales, colonisèrent le Massif et abattirent la forêt.
« Les Batutsi sont les descendants d'immigrants postérieurs aux grandes
colonisations des laboureurs. L'on pense qu'ils atteignirent le Rwanda au début de notre millénaire, poussant devant eux un imposant troupeau de bovins. Leur intégration au milieu des laboureurs se fit progressivement au détriment de leurs hôtes et à mesure que le pouvoir politique se développait dans le sens d'une monarchie patriarcale, réplique du pouvoir familial des laboureurs, enrichi par la tradition militaire et centralisatrice des pasteurs.
« Les Batwa sont les descendants des sylvicoles, connus dans toute l'Afrique Equatoriale comme les « premiers habitants ». Au Rwanda, les Batwa n'ont pas
accepté la colonisation agraire des Bahutu vainqueurs. Ils se sont partout retranchés derrière la lisière des bois voués progressivement à la cognée et à la flamme. Un nombre réduit a cependant commercé avec les différents maîtres de la terre, vendant des produits de poterie et les dépouilles de la chasse. Le métissage est de nos jours encore moins poussé que celui qui eut lieu entre les agriculteurs et les pasteurs. » Edouard GASARABWE,
Le geste rwanda, 1978, Union Générale d'Editions, p. 24.
(2) « Les mariages traditionnels s'opéraient généralement à l'intérieur de l'ethnie.
Mais les exceptions à cet usage furent relativement nombreuses, eu égard à l'échelle étalée des physionomies intermédiaires entre les prototypes « hamite et bantu » définis par l'anthropologie physique. Mais ce mélange, important à notre avis, n'eut aucun effet psychologique dans la croissance de la conscience ethnique, qui, à la veille de la décolonisation, atteignit l'extrême limite du racisme, même chez les individus les plus « européanisés » à savoir le clergé. » Ibid., p. 29.
(3) Ibid. , p. 40.
(4) Le sacrifice est ici envisagé comme un don de tous pour tous, un don qui vaut son nom au groupe entier et qui assure un lien social unique entre tous. Le sacrifice permet à chacun de participer à l'humanité du groupe. Que les vaches puissent mesurer le sacrifice fait d'elles une monnaie sacrificielle (mais pas pour autant une monnaie d'échange.
On n'échange rien contre des vaches). Le don d'une vache établit un lien social. Par
exemple le don des vaches est utilisé dans le mariage comme manifestation de la puissance du mari. Des vaches dépend que les jeunes hommes puissent contracter des mariages dont naîtront les rejetons de la lignée « ceux qui permettront pour l'ascendant d'accéder au rang d'ancêtre au lieu de devenir un esprit condamné à errer à l'extérieur de la chefferie. » Ibid., p. 45.
(5) « Les grands féodaux pouvaient être des serviteurs d'autres féodaux. Les Bahutu « nouveaux nobles » par la richesse en terres et bovins devenaient des
« châtelains ». Au plus bas de l'échelle, situation de la majeure partie des agriculteurs et des Batutsi démunis de troupeau, l'on trouvait un peuple avide de posséder et prêt à s'engager sur une simple promesse de don de "bovidé". » Ibid., p. 43.
(6) Ibid., p. 376.
(7) Ibid., p. 377.
(8) Ibid., p. 368-375.
(9)Ibid., p. 379.
(10) Ibid., p. 302.
(11) Ibid., p. 195.
(12) Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Paris, Plon, 1984.
(13) Gasarabwe., op. cit., p. 240.
(14)Ibid., p. 316.
(15) Ibid., p. 243-244.
(16) Ibid., p. 244.
(17) Ibid., p. 243.
(18) Ibid., pp. 218-219.
(19) « L'on dit souvent que la vache rwandaise n'a aucune valeur économique. Une
telle appréciation (...) ne peut en aucun cas être celle du paysan, encore moins celle
de l'éleveur de l'antique société africaine. La vache confère non seulement le prestige social aux « féodaux » mais aussi la bouse et le beurre à l'agriculteur. Qui dit bouse dit bananeraie verdoyante, toute l'année... Qui dit beurre dit fin des gerçures, ces fentes qui accablent les talons déshydratés par la poussière des sentiers rougeâtres d'Afrique.
Ne parlons pas de la valeur nutritive du lait même en petite quantité, surtout pour les enfants. » Ibid., p. 40-41.
(20) La réciprocité verticale engendre en effet un sentiment unifié de la grâce. Mais
une difficulté demeure. Chez les animistes les structures génératrices de la grâce sont toujours en vigueur. Aussi l'Imana est-il immanence. Il n'est pas séparé de la nature humaine. L'Imana n'est pas un Dieu métaphysique. Certes, on objectera que la coupure métaphysique peut être envisagée comme un progrès de la conscience religieuse : elle peut signifier par exemple la pureté du surnaturel, sa délivrance de ses conditionnements imaginaires, et l'écriture, qui assure cette séparation, peut être envisagée comme une protection, mais en contre-partie cette protection désactive les structures sociales à l'origine de la grâce, et soumet la parole naissante à la parole écrite, inféode la révélation au révélé. Il peut donc en résulter aussi une opposition (celle-là négative) entre le spirituel éthéré et la nature désenchantée. En somme les religions occidentales sont d'abord des théologies, discours sur la révélation, les religions africaines des théogenèses, révélations en acte et sans cesse ré-actualisées par la reproduction des structures de réciprocité. La violence avec laquelle les Eglises chrétiennes détruisent les religions animistes ne serait-elle pas due à la hantise de ce que les communautés africaines disposent des structures matricielles de la grâce ?
(21) Jean-Paul II, Centesimus annus.
Répondant à la question : « Est-ce un modèle qu'il faut proposer aux peuples du
tiers-monde ? »
« Si, sous le nom du capitalisme, on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamenal et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilié qu'elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s'il était peut-être plus approprié de parler d'économie d'entreprise ou d'économie de marché, ou simplement d'économie libre. »
(22) « Lorsqu'en 1954, à la demande de Maquet, je tournai au Rwanda un film
illustrant son livre, le contrat de clientèle pastoral - l'ubuhake - existait toujours. Mais le roi (mwami), sous la pression de l'Administration coloniale, signa le 1er Avril de cette année un arrêté qui, sans l'abolir, tendait à assurer sa disparition progressive : le bétail détenu par le client pouvait être partagé définitivement, à la demande de l'une des parties, selon le rapport suivant : un tiers pour le patron, deux tiers pour le client. » Luc de Heusch,
"Anthropologie d'un génocide : le Rwanda", Les Temps Modernes, n°579, Octobre 1994.
(23) « Des principautés antérieures aux Batutsi il ne reste que des légendes éparses
(...) Des familles de pasteurs noyautèrent le monde agricole jusqu'au jour où l'une d'entre elles, celle des « Banyiginya » captura tous les tambours, les emblèmes du pouvoir, pour imposer le sien. La monarchie des Batutsi, comme disent les Historiens, était née.
« Certains Bahutu, laboureurs, résistèrent à la fascination de la vache et
combattaient encore le monarque munyiginya, l'unificateur des collines rwandaises, à l'entrée en scène des Européens. » Gasarabwe, op. cit., p. 36.
« La Belgique, héritière de Léopold II, pratiqua, comme les Allemands, le principe du gouvernement indirect : elle maintint l'autorité politique indigène la plus respectée ; ce qui eut pour effet de renforcer le pouvoir policier des Banyiginya. »
« En 1931, le pouvoir colonial écarta définitivement les Bahutu du droit de regard
sur l'octroi des terres et des « pâturages francs » -ibikingi- exila le dernier monarque « indépendant » mu-nuiginya, intronisa un prince chrétien, pour convertir le Rwanda à l'humanisme européen et chrétien. »
« Dès 1954 un mouvement d'émancipation hutu s'est développé, réclamant pour
l'ethnie : - la suppression du travail forcé (...) - l'abolition de la sujétion fondée sur la propriété de gros bétail (...) - l'édition de lois écrites, - l'abolition de la discrimination ethnique (...) - la séparation des pouvoirs, - l'abolition de la discrimination scolaire (...).
« Le mouvement revendicatif hutu devint après 1958 un parti ethnique. En 1958,
désemparé, le mwami (roi) et ses collaborateurs constitua un parti d'union nationale.
La marée hutu balaya la royauté et les Batutsi subirent selon Bertrand Russel, le plus grand génocide après les Juifs. » Ibid., pp. 25-26
« La présence de membres de la race des anciens rois est considérée comme une
menace pour la république, qui de ce fait imprime un cachet « patriarcal » à la communauté ethnique, à laquelle devrait « bénéficier » le «tambour nouveau». Etendue à l'Afrique Noire, une démocratie de type rwanda aboutit à un charnier, car chaque ethnie pour jouir de la sécurité et de l'épanouissement légitime voudrait former un Etat indépendant. » Ibid., p. 309.
« Les transformations sociales contemporaines ne sont pas à l'abri de l'impulsion de liquidation des Batutsi, donnée par le Président Kayibanda au parti Hutu ; en effet, en 1973, une centaine d'intellectuels batutsi ont été assassinés à l'arme blanche, selon les mêmes rites qu'en 1959, mais pour des raisons de pure « compétition » des races à l'intérieur de la République. Le règne du Président Kayibanda aura été marqué par un fanatisme sans équivalent dans l'histoire des rois, qui n'ont jamais porté si loin l'opposition entre les classes sociales et les races, confondues dans un seul ensemble logistique. »
«Une nouvelle génération, celle du Général Habyarimana semble s'opposer aux
raffinements du tribalisme, pour considérer les Rwandais en tant que citoyens
responsables de leurs propres actes et non ceux de la tribu, dans le présent, comme
dans le passé ou dans l'avenir. » Ibid., p. 315.
(24) Ibid., p. 309.
(25) Ibid., p. 315.
(26) La vengeance, 4 vol., Editions Cujas, Paris 1980-1984.
(27) Serge Tcherkezoff, "Vengeance et hiérarchie ou comment un roi doit être
nourri." La vengeance, 2, op. cit.
(28) Gérard Courtois, "Le sens et la valeur de la vengeance chez Aristote et
Sénèque. La vengeance, 4, op. cit.
(29) La force verticale du roi était relativisée par différents rituels dont Luc de
Heusch donne un rapide aperçu , op. cit., p. 14.
(30) Quelques Africains proposent encore une autre solution occidentale,
marxiste-collectiviste, conduite par des guerrillas meurtrières... Mais partout dans le monde de telles entreprises ont fait faillite. La solution terroriste ou militaire
n'engendre que dictature matérialiste qui abolit, plus violemment encore que les expressions colonialistes précédentes, les structures de réciprocité, le droit de donner et la responsabilité de chacun vis-à-vis d'autrui au profit de collectivisations ou de planifications arbitraires. Le peuple privé de ses ressorts est aussitôt réduit à
l'impuissance et à la pauvreté. Lorsque les dictatures militaires ont épuisé les
ressources de l'économie de guerre, chacun se rend compte que de telles liquidations systématiques des sources de la culture populaire ont fait le lit du capitalisme et du nationalisme !
Les peuples désemparés et désarmés sont abandonnés aux fanatismes des nationalistes ou des intégristes.
(31) Aujourd'hui, les témoignages affluent. Le gouvernement français a sciemment aidé de 1990 à 1993 le gouvernement rwandais qui liquida pendant cette période plus de dix mille Batutsi. A propos de la couverture d'Alain Juppé des compromissions françaises, Eric Gillet écrit : « Rarement le langage aura autant qu'ici masqué le cynisme et l'hypocrisie de nos responsables politiques. Rarement aura-t-il été aussi crûment asservi au mensonge et à la duplicité. » Les Temps Modernes N° 583, p. 230. Les "intérêts supérieurs de la France" du Gouvernement Balladur, comme la "logique industrielle" du Gouvernement Fabius lors de la vente du sang contaminé, ont aveuglé ces dirigeants politiques. Aussi ne comprennent-ils même pas qu'ils sont coupables d'avoir préparé un génocide, pas plus que ne le comprenait Pétain. Les Temps Modernes n° 583, publie cette hypothèse de J. F. Bayard : L'acharnement de F. Mitterrand à soutenir Habyarimana serait dû à ce que ce dernier était un intermédiaire dans la vente de technologies nucléaires à l'Afrique du Sud. Dans le même n° des Temps Modernes, Eric Gillet rappelle que le Tribunal international pour le Rwanda, créé par le Conseil de Sécurité le 8 Novembre 1994, est habilité à juger : « quiconque a (...) de toute manière
aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter le crime (...) sans que « la qualité
officielle d'un accusé, soit comme chef d'Etat ou de Gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l'exonère de sa responsabilité pénale ou soit un motif de diminution de peine. » Eric Gillet établit une connivence directe entre les responsables de l'opération turquoise et les responsables du génocide, les Français protégeant les radios rwandaises qui couvraient le génocide. De son côté, F.Boucher Saulnier conclut également à la complicité de génocide qu'elle étend au Conseil de Sécurité de l'ONU : « Le massacre s'est fait en temps réel, au grand jour et en présence de tous les protagonistes concernés. Le téléphone a fonctionné à Kigali pendant toute la durée du génocide. Les appels de détresse arrivaient donc directement ou indirectement au quartier général de l'ONU. Du trottoir d'en face on voyait le massacre s'accomplir. On connaissait le nom et l'adresse des personnes menacées. On pouvait même les entendre mourir en ligne. » On comprend
que les Occidentaux et au premier rang desquels MM. Mitterrand, Balladur et Juppé, tousles trois parfaitement informés et solidaires pour avoir joué la carte politique du Gouvernement rwandais, alors que le génocide était avéré, aient mauvaise conscience.
(32) Voir le témoignage de Luc de Heusch, op. cit., pp. 10-12.
(33) « Comment expliquer ce soudain renversement de l'alliance politique des
autorités coloniales et des Tutsi ? Jean-Paul Harroy, le nouveau gouverneur du
Ruanda-Urundi, amorce, dès son arrivée au pays en 1956, une politique de démocratisation inspirée des modèles électoraux occidentaux. (...) Mais c'est à l'intervention de l'Eglise catholique que la rupture avec les Tutsi fut consommée...» Luc de Heusch, op. cit., p. 7.
(34) On peut voir encore la trace de ce séisme politique à l'intérieur de l'Eglise dans
l'opposition des partisans du cardinal Lavigerie et des partisans de la révolution
démocratique.
(35) Théo Karabayinga, Jose Kagabo, "Les réfugiés, de l'exil au retour armé", Les Temps Modernes, n° 583 Juillet-Août 1995, p. 65.
(36) Ibid. p. 71, lettre du 24 / 12 / 1967.
(37) Luc de Heusch, Rwanda. "Les responsabilités d'un génocide", Le Débat, n° 84, Mars Avril 1995, p. 24-32.
Les récents articles publiés par Les Temps Modernes (op. cit.) confirment une
collaboration de fait entre les autorités françaises et les auteurs du génocide.
(38) « Ainsi au Burundi, le colonisateur s'étonne et s'émerveille de trouver un
royaume centralisé, politiquement organisé, culturellement unifié, quadrillé de systèmes complexes d'organisation sous la férule de chefs prestigieux. Il reconnaît l'existence de ces choses, mais en même temps, il les refuse car il ne peut réellement ni les accepter ni les comprendre. »
Michel Elias, Burundi : une nation pétrifiée dans ses peurs, Les Temps Modernes, op. cit., p. 35-36.
(39) « La dimension plus dynamique des relations interpersonnelles qui
s'établissaient à travers les rapports de clientèle (Ubugabire) fut négligée. De cette incompréhension fondamentale, le colonisateur allait tirer une politique d'administration caractérisée par le fait que les termes hutu et tutsi acquirent une signification politique qu'ils n'avaient pas auparavant. » Ibid. p. 36.
(40) Ibid., p. 37.
(41) Nous dirions : d'un système de réciprocité à un système de libre échange.
(42) Ibid., p. 37.
(43) « Dans la nuit du 20 au 21 octobre 1993, un coup d'Etat se déclenche (...) Le Président sera assassiné à coups de baïonnette à 9h 30 du matin dans le camp des parachutistes. Dans le même temps étaient également assassinés le président de
l'Assemblée nationale, le vice-président de l'Assemblée nationale, l'administrateur
général de la documentation nationale (Sûreté). » Ibid., p. 54.
(44) Ainsi que tous ceux qui pouvaient légalement lui succéder. Ibid., p. 66.
(45) Ibid., pp. 60-61.
(46) E. Gillet, "Le génocide devant la justice", Ibid., p. 234.
(47) Ibid., p. 269.
(48) Publiées par F. Nkundabagenzi, Rwanda Politique, 1958-1960, CRISP,
Bruxelles, 1962.
(49) En Europe même cette solution existe ! En Angleterre, la monarchie a conservé l'autorité religieuse suprême.
Documentation utilisée
Edouard GASARABWE
Le geste rwanda
1978 (Union Générale d'Editions)Serge TCHERKEZOFF
"Vengeance et hiérarchie ou comment un roi doit être nourri".
La Vengeance, tome 2, Editions Cujas ,1980.Cette étude de la vengeance porte sur une société du Nord Ouest de la Tanzanie, les Nyamwezy-Sukuma. « L'étude générale des rituels de cette société, particulièrement les grands rituels royaux qui ouvrent et clôturent le cycle des saisons ou cérémoniel qu'il parcourt, montrent l'analogie profonde avec les royaumes rundi, rwanda, nyoro, etc. Et, dans ces royaumes, comme sur la rive sud du lacVictoria où demeurent les Sukuma il ne s'agit pas tant d'expliquer tel
système par des conquêtes ou de projeter dans le passé les structures récentes de type administratif ou territorial que de montrer comment, dans cette zone, le roi (ntemi) est le support nécessaire des valeurs fondamentales, comment le trajet rituel du bétail jusqu'au sacrifice assure la mise en place des différents niveaux de la société, quels sont les schèmes types des échanges cérémoniels et la nature de l'efficacité symbolique qui font que telle société se pense et se conçoit dans sa permanence. »La royauté
« La chefferie se définit par son troupeau sacré de bovins, qui représente nommément les grands ancêtres de qui tout dépend, et par le lien qui unit tous les habitants à cette référence. Le roi représente ce lien en étant devenu, après son intronisation, à la fois le descendant de ces grands ancêtres et le «père» de tous les habitants. Le sacrifice des boeufs royaux, organisé par la cour, vient régulièrement réaffirmer ce principe. Là où s'arrête ce lien c'est l'extérieur innommé...»
« On distinguera aussi les statuts «noble» et «commun». Le premier statut réunit ceux qui proclament leur «parenté royale» avec le roi en exercice ou en remontant de façon générale indifférenciée à un illustre roi défunt ; ceux qui ont défriché une terre, fondé un village, et qui sont «parents royaux par la terre» ; enfin ceux qui ont contraint le roi à les adopter...»
« Le rapport qui lie ces statuts n'est pas «féodal» : pas de servage, ni de corvée. Mais plutôt une distinction entre ceux qui honorent séparément leurs ancêtres et les ancêtres royaux, et ceux pour qui ces deux pratiques ne font qu'une (...) Les gens du commun sacrifieront à leurs ancêtres et
participeront aux cérémonies collectives, les nobles verront dans le roi le centre de la société et leur prêtre familial ».Le bétail comme valeur de prestige ou monnaie de renommée. note 13 « Dans les chefferies du Sud, le troupeau sacré n'est pas constitué à part mais est l'ensemble des troupeaux de chaque groupe, où, à chaque instant, le roi peut prélever, pour les mêmes cérémonies, les boeufs
nécessaires. D'une manière générale, le bétail, intervenant dans tous les « prix » cérémoniels, est une véritable « monnaie » et une garantie de la permanence de la société. »La vengeance
« Le coup mortel, en réponse à un premier meurtre est « notre façon de pleurer », disent les hommes de la société Nyamwezi Sukuma. Et, pourtant, cette manière honorable de faire son deuil, cette vengeance, est rare, car la valeur qui la sous-tend est subordonnée à une Loi supérieure.
Celle-ci fait de tout meurtre, même vengeur, une rupture d'interdit et exige que la réponse, quand un premier meurtre est malgré tout commis, soit le paiement d'un « prix du sang » (njigu) sous une forme qui réaffirme le respect des valeurs suprêmes. »
« La conséquence d'un meurtre sera ainsi déterminée par la valeur « royale »; valeur supérieure, englobante, et qui affirme constamment que la totalité n'est pas une addition, une juxtaposition d'éléments unitaires semblables ou symétriques et que, d'autre part, ce niveau de réunion est toujours supérieur aux états où ces opposés sont perçus séparément » p.42.