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Echange et réciprocité

Le mot échange signifie le fait de céder un bien moyennant contre-partie.  Par métaphore il désigne  toute circulation de matière, d'énergie, d'information,  toutes sortes d'interactions, entre systèmes physiques par exemple. L'échange est ainsi devenu  un concept universel censé s'appliquer aussi bien à la thermodynamique qu'à l'économie  et à la fonction symbolique elle-même. Cet usage ne signifie pas que tous ces "échanges" soient  confondus. Ainsi, les anthropologues précisent  suivant les cas : "échanges cérémoniels", "échanges symboliques"... pour désigner des prestations qui relèvent du  langage et de la communication.

Cette précision  semble insuffisante."Symbolique" masque le caractère économique bien réel de certaines de ces prestations, par exemple le don et le contre-don.  En sens contraire, "échange"  impose le modèle de l'échange marchand  à des prestations dénuées de tout calcul. A l'évidence, un "échange d'idées"  n'est pas une permutation ni un troc. On ne  perd pas une idée en la communiquant. Au contraire, la pensée se construit en dépassant les représentations individuelles. Les pensées ne circulent pas comme des biens qu'on échange.

Le mot réciprocité signifie qu'une relation d'un premier terme à un second existe aussi du second au premier. La réciprocité est une relation qui se retourne.  L'ethnologie a adopté ce mot pour désigner les prestations économiques et symboliques des sociétés traditionnelles. Mais ces prestations sont souvent confondues avec des formes primitives de l'échange. Que l'on entende échange au sens étroit d'échange marchand, ou au sens général de circulation des biens, il s'agit de toute façon d'une transaction qui porte sur des objets.  Or, les prestations de réciprocité découvertes par l'ethnologie mettent en lumière une relation entre les personnes .

L'opération d'échange est une permutation d'objets, la structure de réciprocité est une relation réversible entre des sujets.

Certes, l'échange suppose la relation préalable de deux personnes et donc un minimum de réciprocité mais il subordonne à l'intérêt le lien créé par la réciprocité.
D'autre part, la réciprocité peut impliquer des objets, (la réciprocité des dons par exemple) ce pourquoi elle est parfois confondue avec un échange.
Puisque l'échange et la réciprocité sont des choses différentes, il vaut mieux leur donner des noms différents.
 

On évitera ainsi :
- de concevoir, à travers le paradigme de l'échange, la relation intersubjective sur le modèle d'une permutation d'objets.
- d'imaginer que tous les systèmes économiques sont des formes primitives de l'économie occidentale moderne.


L'échange ne crée par lui-même aucune valeur.

La monnaie, moyen de mesure avant d'être moyen d'échange, permet de quantifier une valeur que l'échange manifeste (la valeur d'échange) mais qu'il ne crée pas. On sait comment l'économie classique a rendu compte de la création de cette valeur par la théorie de la valeur travail.
Or, Marx a montré que  les richesses  produites pour être échangées représentent ce que l'on va se procurer, plus que l'objet du désir d'autrui. Le travail abstrait incorporé dans la marchandise et qui fait sa valeur d'échange n'est donc pas fondamentalement un travail pour autrui. La vente et l'achat de cette marchandise très particulière qu'est la force de travail révèlent crûment la vérité de l'échange : le vendeur de cette marchandise cherche à obtenir ses moyens de subsistance, l'acheteur ne pense qu'à s'approprier le surtravail.

La réciprocité crée  une valeur éthique, qui devient la valeur économique d'une économie de réciprocité. Les partenaires d'une relation réciproque occupent chacun les deux places antithétiques qu'on peut analyser comme les deux pôles d'une relation "contradictoire". Par exemple dans la réciprocité des dons, le donateur devient donataire et le donataire donateur.  La réciprocité pérennise cette situation de face à face qui permet à chacun de redoubler sa conscience de celle de l'autre.  Le sens naît  pour l'un comme pour l'autre de  la confrontation  de ces deux consciences antagonistes et de leur relativisation mutuelle.  Seule la réciprocité permet cette confrontation de la conscience de l'un par celle de l'autre en redoublant et intervertissant leurs positions respectives. L'échange en permutant les objets en fonction de l'intérêt propre de chacun supprime au contraire ce face à face. Il l'annule au plus tôt et ce faisant n'autorise pas  la relativisation de la conscience de l'un par la conscience de l'autre et  interdit la production de toute valeur nouvelle.
 

La réciprocité peut donc être une structure sous-jacente à d'autres  relations que l'échange et en particulier à des prestations qui ont pour but de la reproduire pour elle-même afin d'engendrer systématiquement davantage de sens, ou afin de produire des valeurs non réifiables, en particulier les valeurs éthiques, mais aussi pour peu que la production du matériel soit attachée ou impliquée dans la production du spirituel, d'autres économies.


De l'homme, les économistes nous ont proposé une vision trop réductrice, celle d'un individu mû par son seul intérêt même si l'intérêt en question pouvait être celui d'une cause transcendante. En justifiant l'échange par la  satisfaction au moindre coût de l'intérêt de chacun, ils ont ignoré que la seule structure naturelle où naisse une  puissance surnaturelle est celle de la réciprocité entre les hommes. C'est la réciprocité qui engendre la valeur que Mauss lui-même n'osa nommer sinon d'un nom mystérieux emprunté aux peuples qui vivent aux antipodes des nôtres, le mana, l'humanité ou le sens de toute chose. Au contraire de l'échange qui aplatit la relation dans un stérile chacun pour soi,   la réciprocité est un perpétuel défi  pour faire front à la nécessité d'autrui mais pour garder aussi la distance nécessaire au respect de la différence d'autrui.

C'est de cette matrice  que naît  l'économie humaine, et qui ne saurait  se confondre avec l'économie d'échange si rationnelle soit celle-ci d'un point de vue instrumental.

Voir

Dominique Temple et Mireille Chabal,
La réciprocité et la naissance des valeurs humaines,
L'Harmattan, 1995.