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Quand la réciprocité semble non réciproque...

ou : la réciprocité cachée

Mireille Chabal

cet article a paru dans La Revue du M.A.U.S.S. semestrielle, N°8, 2° semestre1996.

 

Réciprocité directe et indirecte, Le "Chemin", La réciprocité comme matrice de l'humanité, Discussion des cas limite, La réciprocité généralisée, L'extension de la réciprocité.

 

Le don semble parfois ne pas être inscrit dans une structure de réciprocité. Comment comprendre par exemple le don à l'étranger ? C'était la question qui ressortait de L'esprit du don de Jacques T. Godbout et Alain Caillé . Le don peut-il tendre à l'universalité ? La question est posée aussi, récemment, par Luc Ferry. Comment concevoir le don hors d'une communauté étroite d'origine, dans une communauté qui n'existe pas encore, vis-à-vis de gens que l'on n'aime pas ? On ne peut avoir que peu d'amis, disait Aristote, car il faut assumer le vivre-ensemble.
La question est politique. Elle appelle celle de l'amitié, (l'autre nom peut-être de la sociabilité cf Fraisse, 1976 ) et des «politiques de l'amitié» : le don est énigmatique, quand il est unilatéral et adressé à l'autre homme hors de toute amitié, de toute amitié réciproque en tout cas.
Qu'est-ce qui le motive ? Relève-t-il de l'agapè chrétienne louée comme immotivée ? Beaucoup aujourd'hui se retournent vers elle ; ils y voient le seul amour gratuit, désintéressé, supérieur à la philia grecque (1) , à l'amitié réciproque, souvent suspectée d'égoïsme.
Par exemple André Comte-Sponville, dans son Petit traité des grandes vertus , célébre l'agapè comme un idéal de l'éthique universelle, un idéal «divin». Mais l'on retrouve toujours la même question : cet amour universel, «sans préférence ni choix» , «l'amour qui donne en pure perte» (p.376) , est-il réalisable ?
Une telle générosité n'existe pas répondent habituellement ceux qui ne voient qu'échange dans la réciprocité. Le don pur doit bien être compensé quelque part, un échange doit se cacher là. La psychanalyse est parfois invoquée pour soupçonner les mobiles inavoués de la belle âme.
Derrida au contraire pense que le don est gratuit par définition, qu'on ne peut en aucun cas le ramener à l'échange. Pour être vraiment un don, il faudrait qu'il reste ignoré de celui qui reçoit et même de celui qui donne. Le reconnaître comme don c'est déjà le payer, se payer de reconnaissance. Le vrai don est sans contre-partie, sans échange et sans ...«réciprocité».
Mais alors le vrai don apparaît comme impossible, l'acte gratuit par excellence, un acte arbitraire, immotivé.

Nous défendons la thèse qui ne fait aucune concession à l'échange et à l'utilitarisme, soutenue par Dominique Temple : tout don relève d'une structure de réciprocité, même quand celle-ci n'est pas apparente, mais la réciprocité ne se laisse pas réduire à l'échange qui annulerait le don comme don. Deux dons réciproques ne sont pas un échange. C'est la réciprocité qui donne au don son sens humain, son sens tout court, son sens de don.
N'est-ce pas la réciprocité qui produit le sens ? Le sens est suspendu à la structure du langage, et d'abord du langage silencieux des dons : à la structure de réciprocité (2) , où l'autre est reconnu comme un autre moi. L'autre est un autre moi signifie qu'il est lui aussi un moi, mais qu'il n'est pas le même moi que moi : la différence est aussi essentielle que l'identité (3 ).
La structure de réciprocité ne se laisse pas réduire à l'échange, mais non plus à la réciprocité bilatérale. Beaucoup de formes de réciprocité existent qui sont à redécouvrir et à reproduire car elles restent la condition permanente de la fabrique du sens.

Nous voudrions montrer plus spécialement ici que, même si l'homme ne pouvait arriver à la responsabilité qu'en oubliant la structure de réciprocité qui l'a fait homme et rendu responsable, cette structure reste nécessaire et sous-jacente. Il s'agit donc, pour la théorie, de faire apparaître les structures de réciprocité quand elle sont oubliées ou cachées. Le don qui semble immotivé trouve son sens de cette réciprocité cachée qui n'est pas un échange intéressé.
Mais aussi il faudrait montrer que là où le don est mystérieux parce qu'une communauté n'est pas déjà instituée, celle-ci est inaugurée par le premier don pour peu qu'il soit reçu, que cette communauté nouvelle, élargie, produit l'humanité, donne son sens au don : le don hors d'une communauté est en réalité le début d'une communauté plus large. Il ne s'agit donc pas seulement de découvrir la réciprocité cachée là où elle existe, mais aussi de réfléchir sur la possibilité de sa création là où elle n'existe pas encore, pour que l'extension indéfinie d'une communauté humaine ne reste pas un vain idéal.

Réciprocité directe et indirecte

La première difficulté à lever tient à l'existence de plusieurs formes de réciprocité. Le face à face est la structure la plus simple et sans doute l'origine de l'humanité. Nous faisons l'hypothèse que la conscience humaine elle-même naît du face à face, une condition unique dans la nature. Le face à face originaire n'est pas entre des sujets déjà constitués. L'autre est beaucoup plus que le miroir où une conscience individuelle se contemplerait, la conscience apparaît d'abord entre les hommes, indivise. Ce qui est entre les hommes, c'est ce que nous appelons le Tiers inclus, en nous appuyant sur la logique du contradictoire de Stéphane Lupasco , dont Lacan s'est inspiré(4) lorsqu'il a élaboré l'idée du grand Autre, l'ordre symbolique, ce qui est entre les individus et qui est leur Inconscient, transindividuel. Pourquoi «Tiers inclus» ? Par opposition à la logique classique de non contradiction et du tiers exclu, pour désigner un troisième terme entre deux opposés (ami-ennemi, vie-mort, donateur-donataire), un troisième terme qui unit mais tout autant distingue, qui est contradictoire en soi. Dans la réciprocité des dons, chacun a la conscience à la fois d'être donateur et donataire, vivant et mourant, soi-même et l'autre. Cette conscience est d'abord commune, elle est présence à soi, mais ce soi qui est présent à lui-même n'est pas l'individu. Nous sentons ensemble. Alors les choses se mettent à signifier : «Ça parle».

C'est une autre structure élémentaire que le face à face, c'est la réciprocité ternaire, qui permet à chacun d'assumer la position médiane et de devenir sujet de la parole : restant donateur et donataire (si nous en restons ici à la réciprocité des dons), il reçoit d'un côté mais donne d'un autre, à un autre partenaire : c'est la naissance de la responsabilité. La réciprocité ternaire ouvre la voie à la réciprocité généralisée. (5)
L'existence de ces structures de réciprocité indirectes est reconnue par l'anthropologie, qui, étudiant le don, a aussitôt remarqué que celui qui a reçu doit donner à son tour mais pas forcément à celui qui a donné. La ronde des dons finit par revenir au premier donateur. Il n'y a pas de raison de réduire la réciprocité à sa forme bilatérale. On peut interpréter la redistribution de Polanyi comme une autre forme de réciprocité indirecte, centralisée, la réciprocité verticale. (Temple, 1983)

Le "chemin"

Or, une forme très particulière de réciprocité ternaire existe entre les générations. Comme Marcel Mauss l'avait souligné, chacun est en position de faire pour son enfant ce que ses parents ont fait ou auraient dû faire pour lui.(6) Là, le don ne revient jamais en arrière parce qu'il est soumis à la flèche du temps(7). Luc Racine appelle cette forme unidirectionnelle «chemin» pour la distinguer du «cycle» : dans ces deux formes de réciprocité, on ne rend pas au donateur.(8) Mais alors que dans le «cycle», le don finit par revenir à sa source, dans le «chemin», le donateur a toujours déjà reçu.
Cette forme de «réciprocité» nous intéresse particulièrement pour notre propos : de la communauté la plus restreinte, la famille, ne pourrait-on a priori l'étendre à cette communauté universelle, dont la réalité fait problème ? Elle est un cas particulier de la matrice de la responsabilité, la figure ternaire. Et quelle responsabilité plus fondamentale que la «réciprocité» entre générations ? Elle pourrait bien être, avec l'exogamie, l'autre base de la civilisation.
La forme «chemin», plus encore que le «cycle», met en évidence que le don est à la fois gratuit et obligatoire : gratuit car il ne s'agit pas d'un échange : chaque don est sans condition de retour ; alors même que celui qui a reçu doit donner à son tour, celui qui donne a toujours déjà reçu ; obligatoire, en donnant tout son sens moral à ce mot, car il n'est pas facultatif d'être responsable de ses enfants.

La notion de réciprocité indirecte n'est pas couramment admise, hors de l'anthropologie. L'ensemble des disciplines, la philosophie, le droit... s'en tiennent à la notion mathématique de la réciprocité, la réversibilité bilatérale. Il semble difficile de renoncer à un concept aussi clair ! Ainsi définie, la réciprocité apparaît en effet comme la clé de l'égalité de droits et de devoirs entre sujets libres et égaux : la base du contrat social. Cette idée claire est pourtant en échec face aux problèmes dont la prise de conscience est récente : la responsabilité envers ce qui ne peut être partenaire d'un contrat : les nourrissons, les animaux, la nature, les générations futures.
Dans la vie, l'absence de réciprocité est constamment soulignée dans la relation entre les générations. Ceux qui y sont impliqués refusent l'idée de «réciprocité» comme une offense à leur désintéressement puisqu'ils entendent la réciprocité au sens bilatéral... et que celle-ci est presque toujours comprise comme échange, égalisation, équivalence, compensation. (9) Dans la théorie, on retrouve la même identification de la réciprocité et du contrat d'échange et la dénégation insistante de la réciprocité ternaire. Jonas veut reformuler l'éthique autour du «principe Responsabilité», parce que l'idée classique de réciprocité est en échec : la «non-réciprocité» du nourisson et de ses parents est archétypique. (Jonas, 1993, p.184) De même en général les devoirs envers les générations futures ne peuvent se fonder sur aucune sorte de contrat tel que l'exprimerait la boutade : «L'avenir , qu'a-t-il jamais fait en ma faveur ? est-ce qu'il respecte, lui, mes droits ?» (ibid., p. 64) Il faut pourtant fonder l'impératif catégorique de transmettre aux générations futures le patrimoine reçu des précédentes. Jonas tente de le faire sans recourir à l'idée de réciprocité. La solidarité à sens unique mais toujours reconduite des générations n'est pas vue comme réciprocité parce que la réciprocité qui fonde la responsabilité est ternaire, et que la «non réciprocité» directe, parents-enfant, générations actuelles-générations futures, fait écran. Simple problème de définition ? On le retrouve à propos de la philia et l'exemple du nourrisson joue toujours un rôle crucial.

La réciprocité comme matrice de l'humanité

Par exemple Comte-Sponville (1995, p.349-350) soutient que le don est premier quand il discute de la transformation d'Eros, au sens de pulsion avide, en amour-philia :

« L'humanité s'invente là, en inventant l'amour ou plutôt en le réinventant. L'enfant prend ; la mère donne. Chez lui le plaisir ; chez elle, la joie. Eros est premier, disais-je, et en effet : puisque toute mère fut un enfant. Mais l'amour nous précède pourtant, presque toujours, (puisque tout enfant est d'une mère), et nous apprend à aimer.
L'humanité s'invente là, l'esprit s'invente là, et c'est le seul Dieu, et c'est un Dieu d'amour. »

Mais ce Dieu d'amour non transcendant, immanent à la structure de réciprocité cachée, c'est le Tiers, le fils de la réciprocité, l'humanité, plus qu'un simple lien social, un Dieu si l'on veut, car il est capable d'engendrer à son tour le don, et l'humanité.

La mère et le nouveau-né sont dans une relation tout à fait dissymétrique. Le don de la mère est unilatéral même si elle ne le ressent pas ainsi et croit recevoir sa joie de l'enfant. Elle reçoit cette joie de son amour sans qu'il soit nécessaire d'imaginer un retour. Comme le dit Rousseau, des pères cette fois : «...dans la famille, l'amour du père pour ses enfants le paye des soins qu'il leur rend.» L'amour pour ses enfants et non l'amour de ses enfants ! (10)
Mais on a vu que la position de la mère (ou tout aussi bien, ici, du père) est médiane dans une structure ternaire de réciprocité puisqu'elle a été enfant. Il est vrai qu'elle l'oublie : elle est mère. (Oubli relatif ! son rapport à sa propre mère change parce qu'elle est en position d'éprouver pour son enfant ce que sa mère a éprouvé pour elle). L'oubli de la structure qui produit la responsabilité pourrait bien être constitutive de la responsabilité, puisque le sujet assume désormais à lui seul ce que nous appelons le «Tiers», l'humanité. Cet oubli fait croire aussi que le don est premier, par rapport à la réciprocité. Par ailleurs, l'enfant incarne aussi le Tiers qui est entre l'homme et la femme. Mais cette structure-là est rarement oubliée, sauf névrose de la mère. Le face à face de l'homme et la femme a précédé le triangle Père-Mère-Enfant et il demeure. C'est ainsi que les structures de réciprocité sont multiples, combinées entre elles, et que l'une peut cacher l'autre.

Discussion des cas limite

Le cas des mères est invoqué pour souligner le primat d'aimer sur être aimé. Cela doit-il conduire à abandonner l'idée que la réciprocité donne son sens au don et à la philia  ? Comte-Sponville se réfère à l'exemple des mères, donné par Aristote, pour renoncer à la définition aristotélicienne de l'amour-philia comme essentiellement réciproque.

«Remarquons que cette exigence de réciprocité, même chez Aristote, n'est pas, pour l'amitié, une condition absolue comme le montre l'exemple des mères, qui aiment le nouveau-né sans en être aimées, et même quand il arrive qu'elles doivent l'abandonner définitivement à quelque nourrice ou mère adoptive, qui continuent de l'aimer sans en être aimées ni connues, ce qui, pour Aristote, confirme que «l'amitié consiste plutôt à aimer qu'à être aimé.» (Ethique à Nicomaque, VIII, 9, 1159 a 28-32 et Ethique à Eudème, VII, 5, 1239, a 34-40)» .

Comte-Sponville parvient alors à définir la philia sans recourir à la réciprocité, par deux traits qui l'opposent à Erôs : l'activité, qui distingue l'amour-action de l'amour-passion (erôs), et pour laquelle il se réfère à Aristote («Aimer vaut mieux qu'être aimé») et la joie, pour laquelle il cite Aristote et Spinoza («L'amour est une joie qu'accompagne l'idée de sa cause»). Aimer d'amitié, c'est la joie d'aimer ce qui ne nous manque pas, à la différence d'erôs qui se nourrit de manque.

Qu'aimer soit plus important qu'être aimé n'annule pourtant pas la nature réciproque de l'amitié. C'est ce que nous voudrions montrer. Derrida (1994, p.29) fait remarquer que L'Ethique à Nicomaque met en avant la joie des mères, dans le renoncement à l'amour de leur enfant : «la jouissance de l'amour maternel en tant qu'il renonce à la réciprocité». Leur joie est bien celle du don, inhérente au don. Renoncement et joie s'articulent à un autre thème, montre aussi Derrida : L'Ethique à Eudème ne reprend pas le thème de la joie mais enchaîne au thème du renoncement des mères, le cas limite où l'on connaît et l'on aime sans être connu ni aimé : l'amitié pour l'ami auquel on survit. Or, ici, la non-réciprocité définitive, apparente, révèle tout au contraire un absolu : la présence dans l'amour-philia de l'irréparable séparation.

«...limite comme absence de limite, commente Derrida. Je ne pourrais pas aimer d'amitié sans m'engager, sans me sentir d'avance engagé à aimer l'autre par delà la mort. Donc par delà la vie. Je me sens, et d'avance, avant tout contrat, porté à aimer l'autre mort. Je me sens ainsi (porté à) aimer, c'est ainsi que je me sens (aimer).» (11)

Cette possibilité de survivre était présente dans l'amitié quand l'ami était vivant, elle l'était de part et d'autre. Présence et absence étaient toujours déjà conjointes. La philia , la réciprocité, vit par delà vie et mort, parce que vie et mort ensemble lui ont donné vie :
«Si la philia vit, dit Derrida, et si elle vit à l'extrême de sa possibilité, elle vit donc, elle s'anime, elle devient psychique depuis cette ressource du survivre. Cette philia , cette psukhè entre amis sur-vit.» . (ibid. p.30)

Mais n'est-ce pas là, mis en évidence par Derrida, le Tiers inclus , cette réalité spirituelle, qui naît de la réciprocité, même travaillée par une disymétrie essentielle (je et tu sont réversibles dans le langage, mais moi et l'autre ne sommes pas interchangeables), disymétrie que la mort, la possibilité de la mort rend visible. Cette philia «sur-vit», d'une vie supérieure à la vie biologique, d'une vie transcendantale, et dès lors un seul peut la porter, mais il le peut parce qu'elle a pris vie de la réciprocité.

Ce cas limite éclaire en retour celui des mères qui, elles aussi, portent seules la philia mais dans le cas des amis la réciprocité cachée est le face à face, dans celui des mères, c'est une réciprocité ternaire où le Tiers est assumé par l'individu en position d'avoir reçu et de donner à son tour. En quoi l'éclaire-t-il ? C'est que la philia vit : elle n'a pourtant aucune existence auto-suffisante, elle ne vit que par ceux qui l'ont fait être, qui représentent ensemble ou à tour de rôle les pôles opposés du «Contradictoire», du Tiers inclus , vie et mort. C'est pourquoi nul ne peut s'affranchir de la structure... Mais elle vit, et sur-vit, et un seul peut l'assumer s'il est en position d'être responsable, et c'est la mère, ou d'assumer la mémoire, et c'est l'ami survivant.

La réciprocité généralisée

Si l'on accepte à partir de cette discussion, de ne pas limiter la réciprocité à la réversibilité bilatérale, on peut alors revenir au problème initial : le cas du don à l'étranger, le dévouement à n'importe quel membre de l'humanité semble à l'extrême opposé de la figure précédente. Pas de communauté visible, pas de philia à première vue, pas de réciprocité. Il faut pourtant y regarder à deux fois. Par analogie avec la structure de réciprocité ternaire cachée dont la mère reçoit sa responsabilité, on peut supposer qu'un homme responsable appartient aussi à une structure ternaire cachée, qui fonde sa responsabilité. Comment le mettre en évidence ?
La solution est peut-être que le premier don n'est jamais un premier don. Derrida remarque qu'en français un service est toujours «rendu». Même quand ce service est le premier de son espèce, il est aimablement présenté comme un juste retour. En fait il en est un ! à ce détail près que le service reçu précédemment l'a été d'un autre. Si par impossible celui qui «rend» service n'en avait jamais reçu, il resterait la grande Dette, celle dont Rabelais, nous rappelait Lacan (1966) «élargit jusqu'aux astres l'économie», celle que nous contractons en naissant, dont les modernes croient devoir s'affranchir, dont les civilisations orientales ont gardé bien mieux que nous le sens (Malamoud, 1988); et quand bien même l'on n'aurait jamais reçu de service, quelqu'un d'autre en aurait reçu. Je donne pour que tu donnes mais pas forcément à moi. Ce n'est peut-être même pas toi qui donneras mais quelqu'un d'autre à quelqu'un d'autre...Une réciprocité discontinue, apparemment discontinue, révélant des interactions cachées, se découvre. Ainsi, le don «pur» est d'autant plus «pur» qu'il est plus réciproque. Il n'attend aucune récompense car il est dû. Celui qui donne a toujours déjà reçu : de la vie, des fées, des dieux, des hommes. C'est d'ailleurs bien comme cela que les gens généreux comprennent leurs actes, qui estiment avoir plus reçu que donné.
L'idée de responsabilité est la clé qui permet de résoudre le problème des structures cachées de réciprocité. L'individu responsable, la personne, incarne le Tiers ; il ne peut l'incarner si une structure spécifique de réciprocité ne l'en a investi. Mais pour que cette structure soit achevée et que sa responsabilité soit effective, il doit prendre «l'initiative» du don. Etant responsable il prend l'initiative, il oublie la structure. Mais il n'a pas le pouvoir de s'en affranchir puisqu'elle le fait être. Son acte est un appel pour qu'autrui soit également responsable, et incarne à son tour le Tiers en reproduisant le don. La possibilité d'extension de la réciprocité est ouverte.

L'extension de la réciprocité

Pour qu'elle s'étende, il faut enchaîner la réciprocité à naître à la réciprocité cachée déjà existante, comme on l'a vu dans le modèle de la réciprocité ternaire du type «chemin». Il faut qu'autrui réponde en reproduisant le don. Le don unilatéral est une provocation à cette réponse. Le désarmement unilatéral, la lutte non-violente de Gandhi seraient de bonnes illustrations de ce pari du don. Poser l'acte unilatéral du don, c'est postuler la réciprocité, au sens de la reproduction du don.
Or, le don même unilatéral, implique autrui. En posant cet acte, je pose le premier pilier de l'arche. La réponse d'autrui (la reproduction du don) est potentialisée par l'acceptation du don. Mais sans l'acceptation, le don n'a pas lieu, il s'adresse à l'autre mais il n'est qu'une tentative impuissante ; le don est un acte dont le donateur a l'initiative mais où le donataire a son rôle. Don, acceptation, réponse s'enchaînent. La réponse d'autrui qui accomplira la réciprocité est contenue potentiellement dans l'acceptation et celle-ci fait partie du don.
Cette potentialité de réponse suffit-elle en guise de second pilier ? Assurément non... La réciprocité n'est pas complète tant qu'elle n'est pas effective. Le don pur est désintéressé au sens où il est vain de lui chercher une motivation égoïste. Il est unidirectionnel s'il relève des structures ternaires du cycle ou du chemin. Mais il n'est pas hors réciprocité. Même le don le plus unilatéral postule une structure de réciprocité (au sens de la réciprocité généralisée qui implique une reproduction du don et non un retour). Il postule donc le Tiers, engendré par cette structure. Le Tiers est cause finale de la réciprocité. Le don pur motivé par l'avènement de l'humanité est foncièrement généreux et désinteressé, mais en aucun cas immotivé.

L'amour que les chrétiens ont appelé en grec agapè est l'amour généreux, désintéressé par excellence, il est conçu comme l'amour de Dieu, c'est-à-dire qui a sa source en Dieu : l'amour des hommes pour Dieu ou des hommes entre eux en découle.( voir Nygren, 1952, p.138-139 Or ce qui est célébré dans agapè est qu'elle est immotivée (12) . Alors que la philia reconnaît la valeur de son objet, agapè la crée : «L'amour divin ne s'adresse pas à ce qui est déjà en soi digne d'amour ; au contraire, il prend pour objet ce qui n'a aucune valeur en soi, et lui en donne une... L'agapè ne constate pas des valeurs, elle en crée. Elle aime et, par là, confère de la valeur. L'homme aimé de Dieu n'a aucune valeur en soi; ce qui lui donne une valeur c'est le fait que Dieu l'aime. » (Nygren, p.77, c'est Nygren qui souligne, passage cité par Comte-Sponville, 1995, p.368) Cet amour «porte le trait caractéristique de la vie divine, le trait créateur» (Nygren,ibid.) Pour Comte-Sponville cet idéal est divin en effet, parce qu'il rend aimable ce qu'il aime :
« Agapè est l'amour divin si Dieu existe, et plus encore, peut-être, si Dieu n'existe pas. » (p.357) Mais si l'on oublie les structures génératrices de l'humanité et des valeurs, agapè ne se soutient pas sans postulat métaphysique. Car d'où vient alors cette prétention d'agapè à créer la valeur de son objet ? Comment même imaginer agapè  ?

L'homme responsable laisse aussi l'autre être responsable, il ne lui retire pas toute responsabilité pour mieux exercer la sienne, il laisse l'autre exister, il n'engloutit pas son altérité, il n'est pas l'auteur par son amour de ses qualités.
Le pari de la philia ce n'est pas l'Etre transcendant unique dont tout découle, mais l'acte d'autrui, sa réponse, la réciprocité. Il faut que cette réponse soit effective pour engendrer l'humanité, ce «Tiers inclus» qui est le but de la réciprocité et qui s'avère aussi divers que les structures qui le sous-tendent. Ce Tiers lui-même peut être postulé, et cela sans limite... mais il n'est pas le même qui prétendrait incarner à soi tout seul l'Universel. Le Tiers de la réciprocité est l'Un du contradictoire qui garde en lui la différence autant que l'identité, la distance autant que la proximité, la vie autant que la mort.

NOTES


(1) L'idée grecque de philia a une extension plus large que le français amitié. Finley propose de traduire philia par mutualité.
(2) Même l'idée d'échange symbolique nous semble trompeuse en tant qu'elle est surdéterminée par l'échange marchand. On peut bien échanger des symboles, à condition qu'ils soient déjà constitués, mais l'échange, le remplacement d'une chose par une autre, ne peut expliquer la création du symbole.
(3) C'est l'altérité de l'autre que Lévinas a mise en lumière. Mais ne faut-il pas tenir ensemble les deux idées contradictoires de l'altérité et de l'identité ? Le Je et le Tu sont essentiellement réciproques dans le langage puisque l'un ne se comprend que par l'autre comme l'a montré Benveniste. Mais ils sont en même temps essentiellement non interchangeables et asymétriques, comme l'a souligné Lévinas, qui les dit non-réciproques pour cette raison. Lévinas nie que la relation "sociale" initiale, celle du face à face, participe d'un troisième terme car il ne conçoit de troisième terme là où il existe, dans la collectivité de camarades, que comme "le commun de la communion", ce qui unit et produit l'identification ou la fusion. C'est une autre idée du Tiers que nous défendons.
(4) Lacan qui connaissait Lupasco a rencontré la "logique quantique" en particulier à travers la logique du contradictoire théorisée par Lupasco.
(5) Lévi-Strauss l'interprète comme échange, et parle d'échange généralisé
D. Temple, 1983.
(6) Mauss, 1968-69, Essais de Sociologie , Ed. de Minuit, Points, p. 140 et Manuel d'ethnographie , cité par Luc Racine, 1986.
(7) toutes les civilisations traditionnelles se représentent par ailleurs le temps et le retour des générations comme cycliques, rendant peut-être plus visible, dans cette représentation, la "réciprocité". Nous ne ferons pas intervenir cette représentation.
(8) Luc Racine définit la réciprocité par le fait de rendre mais il ramène les formes bidirectionnelles de la réciprocité au prêt et à l'échange. Il distingue des formes élémentaires et des formes complexes de la réciprocité, celles-ci étant des combinaisons des formes élémentaires.
(9) Comme le montrent les témoignages analysés par J. Godbout et J.Charbonneau, 1993.
(10) Il s'agit d'une remarque incidente au début du Contrat Social, livre I, ch.2, à propos de la famille comme seule société naturelle.
(11) ibid. Derrida cerne la présence de la philia dans le sentir originel, le se sentir soi-même , l'ipséité. Nous avons nous-mêmes fait l'hypothèse que le sentir originel soit pour Aristote le sentir ensemble .(Temple-Chabal, 1995) Le grec comme le latin voit le sun-aisthanesthai , la con-science comme un sentir ensemble . Ce sentir ensemble est aussitôt assumé par l'individu parlant : "je me sens (aimer)" comme le dit Derrida.
(12) C'est du moins l'interprétation luthérienne du christianisme dont se réclame Nygren : «il faut exclure radicalement toute idée de mérite des rapports de l'homme avec Dieu.» p.76
Nygren, p.77, c'est Nygren qui souligne, passage cité par Comte Sponville, op. cit.p.368

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